Ce titre s’inspire d’une formule récurrente dans la correspondance entre Gabrielle Roy et Margaret Laurence, les deux femmes s’excusant régulièrement d’avoir mis plusieurs mois avant de répondre. Cela nous rappelle qu’en plus d’être une écriture de l’intime, la correspondance témoigne aussi du rapport au temps.
Si le temps manque aux deux épistolières qui s’écriront une trentaine de lettres de 1976 à 1983, il n’en demeure pas moins qu’elles créent un riche espace de quotidienneté, d’émulation et de possibles amitiés. Parcourant leur correspondance réunie par Paul Socken, Entre fleuve et rivière1, on se prend à se demander si les auteurs de ce début de XXIe siècle laisseront quelque chose de similaire en héritage.
L’espace-temps de la correspondance
Son ancrage dans le moment présent fait de la correspondance un espace particulier pour explorer la quotidienneté. Gabrielle Roy remercie d’ailleurs Margaret Laurence pour « tous ces détails simples et charmants sur [sa] vie quotidienne » qui colorent ses lettres. Il est vrai que les lettres de Margaret Laurence s’intéressent aux détails du quotidien et revendiquent le coq-à-l’âne : « Oserons-nous passer du sublime au ridicule ? […] Bien sûr, pour faire ça dans un roman ou un article, il faudrait ménager les transitions requises, ou du moins s’efforcer d’entrelacer les différents tons de façon à ne porter préjudice à aucun. En tout cas, ceci est une lettre à une amie et vous saurez faire la transition ».
Comme le démontre ce commentaire, l’échange devient aussi un espace d’émulation marqué par leur préoccupation réciproque pour le travail d’écriture. Elles abordent leurs vies intellectuelles, l’évolution de leurs carrières et leurs publications respectives. Si Gabrielle Roy fait souvent preuve d’une étrange modestie devant le travail de Margaret Laurence – « comme vous êtes jeune, avec pourtant tous ces livres remarquables derrière vous » –, l’une et l’autre se reconnaissent clairement comme des pairs. Si cette appartenance au même monde professionnel permet les premiers contacts, l’amitié apparaît rapidement comme un thème important.
Rappelons que Margaret Laurence et Gabrielle Roy ne se sont croisées qu’une seule fois lors d’un colloque en février 1978. Ce n’est donc pas dans l’angle mort de la correspondance que naît l’amitié, mais dans l’écriture même. Cela pourrait d’ailleurs faire réfléchir ceux qui décrient de façon unidimensionnelle les nouvelles communications technologiques sous prétexte qu’elles donnent naissance à de « fausses amitiés ». L’humanité n’a tout de même pas attendu les réseaux sociaux pour entretenir des relations émotives à distance !
Après les premières lettres où perce un enthousiasme pour la plume de leur vis-à-vis, il est émouvant de sentir poindre ici et là les premiers signes d’amitié, entre autres dans l’inquiétude que Margaret Laurence témoigne quant aux problèmes que traverse sa correspondante. Dans une lettre très courte, datée du 19 février 1979, Gabrielle Roy écrit : « Je suppose que votre numéro de téléphone est confidentiel. Voudriez-vous me le donner, Margaret ? Un jour, il se pourrait que j’aie un grand besoin de vous parler ». Cette chute vibrante heurte le lecteur et souligne, plus que n’importe quelle autre lettre, jusqu’à quel point cette relation presque exclusivement épistolaire a donné naissance à un attachement profond.
Le temps accéléré, l’espace rétréci, la mémoire trouée
S’il y a une constante propre à notre époque et à celle que décrivent Laurence et Roy, c’est que le temps nous manque. Margaret Laurence s’en plaint souvent. Elle affirme qu’il lui a fallu plus d’un mois pour passer à travers une grosse boîte « d’invitations à aller parler ici et là ». Après m’être étonnée qu’on puisse lancer par courrier régulier une telle invitation, je m’en suis voulu de ce réflexe stupide qui trahit mon âge : je n’aurai jamais été invitée où que ce soit autrement que par courriel…
Bien que le temps nous manque toujours, le rythme a changé. Je commence moi-même nombre de messages par une version moderne de « Pardonnez-moi ce long silence », mais c’est généralement parce que j’ai laissé traîner quelques jours, au plus une dizaine. L’étiquette actuelle de la correspondance tolérerait mal qu’on laisse passer des mois comme le faisaient les deux écrivaines.
On dit que nous n’avons jamais autant communiqué par écrit, et dans nos nouvelles formes épistolaires, nous documentons le quotidien, nous créons des amitiés (quoi qu’en disent les esprits chagrins) et nous nourrissons un puissant réseau d’émulation intellectuelle et artistique. Est-ce à cause de l’abondance de ces échanges que nous semblons si peu préoccupés par leur conservation ? Pour ma part, je ne garde presque rien des dizaines d’échanges écrits que j’entretiens chaque jour.
Lisant Laurence et Roy, j’ai pensé à ce merveilleux message que Fanny Britt m’a envoyé ce printemps et que j’ai pris dans une station-service au bord de l’autoroute. Je l’ai lu en diagonale et, séduite par ses fulgurances, j’y ai répondu sur-le-champ comme l’exige l’air du temps : une ligne pour dire que je n’avais pas le temps de répondre. Voilà qui est efficace ! Comme si me rendre à destination m’aurait obligée à écrire : « Pardonne-moi ce long silence (de deux heures)… » S’en est suivi un échange qui traite de création et témoigne un peu de qui nous étions en ce printemps 2013. Cette correspondance est privée, mais je peux imaginer que dans quelques années quelqu’un qui s’intéresserait à l’œuvre de Fanny verrait là une trace intéressante. Or, cet échange a eu lieu par la messagerie de Facebook et il est probable que le ventre de la bête le digère un jour sans laisser de traces.
Nous n’avons peut-être jamais autant écrit, mais jamais autant dans l’éphémère. Si Fanny Britt m’avait lancé une invitation aussi passionnée par courrier régulier, je l’aurais glissée dans un classeur sans me poser de question. Sous sa forme actuelle, elle exigerait de moi que je pose un geste conscient d’archivage pour sortir l’échange de sa plateforme éphémère et le transplanter dans un lieu plus sécuritaire. Que je manipule le contenu pour créer notre trace, dans la conscience que je crée notre trace.
À Margaret Laurence qui promet une vraie lettre subséquente après avoir envoyé une note plus courte, Gabrielle Roy répond : « Je me demande ce qui constitue dans votre esprit une ‘vraie lettre’. » Ainsi, il me semble que ceux qui s’inquiètent de la persistance de la vraie correspondance dans le nouvel univers technologique font fausse route. Les relations épistolaires sont en mutation, mais bien actives. Elles survivront. Mais laisseront-elles encore des traces ? J’ai trop de respect pour ces formes littéraires du quotidien pour imaginer que celles de ma génération ne méritent pas de perdurer quelque part.
1. Sous la dir. de Paul Socken, Entre fleuve et rivière : Correspondance entre Gabrielle Roy et Margaret Laurence, traduit de l’anglais par Dominique Fortier et Sophie Voillot, Des Plaines, Saint-Boniface, 2013, 21,95 $.
EXTRAIT
[P]ouvez-vous le croire, l’espace d’un instant j’oublie tous les soucis domestiques, je me berce doucement en regardant le fleuve puissant, les superbes montagnes et la frêle silhouette de mon merle tout seul dans la pénombre grandissante. Ah, c’est d’une telle beauté ! Comment se fait-il que nos cœurs soient si rarement capables de l’absorber tout entière ? Une si grande partie de notre vie se passe à lutter, lutter, lutter.
Lettre de Gabrielle Roy, 4 juin 1977, p. 65.