Voilà maintenant plus de dix ans que j’ai traduit en portugais, avec un collègue brésilien, Gros mots, le neuvième roman de Réjean Ducharme. Le livre parut en 2005 sous le titre de Baixo Calão, chez un excellent éditeur de São Paulo, Estação Liberdade, avec une postface mienne intitulée « Le tour de passe-passe ». Angel Bojadsen, le fondateur de cette maison, avait été assez fou pour nous proposer ce voyage inattendu : il avait découvert l’auteur de La fille de Christophe Colomb lors d’un Salon du livre – je ne me souviens plus lequel. Il avait été littéralement avalé par cette langue étrange, mettant constamment en question l’ordre du discours, désormais devenu, avec la mondialisation de la mauvaise littérature, d’un déplorable fascisme.
Dire que traduire Gros mots représentait un défi de taille serait une pâle lapalissade ; affirmer que ce fut une aventure « prenante » serait un euphémisme. Je ne sais plus si c’est Ducharme qui soutenait que lorsqu’il écrit dans sa langue, il écrit dans toutes les langues du monde. En tout cas, je me plais à l’imaginer, ce qui posait déjà l’enjeu : il fallait prendre l’air et abandonner toutes les savantes bêtises autour de la fidélité et de la trahison ; il fallait déplacer et tordre la langue pour oser « aller, selon l’expression de Jacques Derrida, vers le penser impensé de l’autre langue ». Car au-delà même du récit déployé dans le roman, c’est bien cet impensé oublié de notre langue que met constamment en jeu Ducharme à travers une stratégie consistant à faire croire à une régression au monde de l’enfance. Comme L’hiver de force et L’océantume, Gros mots est d’abord et avant tout un acte poétique, une suite d’interventions microscopiques quoique radicales sur et dans la langue.
En fait, c’est d’un réel engagement envers la langue et la pensée ducharmiennes qu’il était quant à moi d’emblée question. Pour les faire croître, les déporter, les faire entrer dans le grand rhizome de la littérature brésilienne et universelle – où me guidait l’immense poète Haroldo de Campos, émule de Walter Benjamin –, il fallait prendre les grands mots et les grands moyens, c’est-à-dire accepter de nous laisser dériver dans les pas de deux qu’exécutent les personnages du roman, puis élaborer une autre danse, pas si loin de la bossa-nova et de la samba, auxquelles invite la musique du poète. Je dis « nous » laisser dériver car dès le départ, je ne voyais pas comment m’acquitter de ce travail sinon à quatre mains. À l’époque, j’avais l’honneur – et je l’ai toujours – de compter parmi mes amis le professeur Ignacio Antonio Neis, polyglotte raffiné d’une grande érudition mais d’une trop grande humilité et, last but not least, fin lecteur de Marcel Proust et de Francis Ponge. Je lui proposai donc une association et, par la grâce de Ducharme, il accepta avec enthousiasme. Nous allions donc, pendant plus d’un an, nous réunir au moins une fois par semaine (souvent deux) pour une séance de travail allant de trois à six heures qui allait se prolonger, en 2001 et en 2002, par un long et minutieux échange épistolaire.
Comment devions-nous faire brasiller la langue, la passer de la neige au climat tropical, de Félix Leclerc à Caetano Veloso ? Le coup de force poétique commençait avec le titre, en apparence tout simple, ces gros mots qui signifient leurs poids de grossièretés, voire de grivoiseries, d’obscénités et de blasphèmes. Cette formule peut paraître simple, mais nous avons longtemps valsé entre Palavradas, son équivalent sur le plan sémantique, malheureusement hors de l’usage courant, et Linguagem de baixo calão ou Palavras de baixo calão (cette dernière formule avait été proposée par l’éditeur), quelque peu redondants. Par contre, outre qu’elle contient dans sa définition la notion de niveau de langage qu’elle désigne, l’expression baixo calão a l’avantage de la brièveté, du rythme et de la structure : deux petits mots en français et en portugais, un adjectif et un substantif.
Avec ce titre, le ton est donc donné. Il donne à imaginer un texte impur, malpropre, impropre, laissant mousser la jouissance au cœur des relations entre les quatre personnages principaux, dont l’étrange danse psychologique, à la limite de la torture psychologique, se trouve redoublée en creux par un manuscrit retrouvé, une sorte de cahier raturé qui laisse lire « du Beckett brut »… Tout s’emmêle alors à une vitesse vertigineuse : citations, plagiat, copie, enregistrements, auto-parodie…, la liste serait quasiment indigeste. Toujours est-il que les traducteurs se trouvaient aux prises avec des textes et des êtres démultipliés, aux discours et aux accents cassés, jamais très loin de cette langue tragique, le bérénicien, que Ducharme avait inventé.
Or déjà, au premier niveau, nous nous demandions comment nous allions nous en tirer avec la tourtière, la gadoue, le foireux, le « pas pognable », la bibine et bien d’autres québécismes. Comment allions-nous faire entendre au pays du futebol les subtilités du hockey et du baseball, comme lorsqu’on assiste à une bagarre durant laquelle – pour les Anciens – Nolet fait gicler le sang de Ferguson ? Quant aux noms, comme toujours chez Ducharme, voilà qu’ils posaient de sérieux problèmes : va toujours pour Johnny, Julien, Walter, mais Exa Torrent, Petite Tare, Popée… ? Il n’était évidemment pas question de ne pas les traduire, au risque d’empêcher la lecture. Et les centaines de figures de rhétorique : hyperboles, allitérations et autres procédés émaillant le récit complexe : « On se grimpe chacun son tour ? », ou encore les jeux sur des expressions lexicalisées, comme « ponts et merveilles » au lieu de « monts et merveilles » et les jeux phonétiques, comme dans la prononciation d’Alter Ego : « le premier » / « le pommier ». Dans ce dernier cas, la solution pour laquelle nous optâmes fut o primeiro / o pomelo, pomelo signifiant grapefruit, « pamplemousse », ce qui nous permettait de nous en tenir au règne des fruits, la prononciation de pomelo au lieu de primeiro, sans considérer le o au lieu du l dans la première syllabe étant le fait de quelqu’un qui ne prononce pas le rr, comme les Chinois. Il y avait également, bien sûr, les innombrables expressions idiomatiques, comme « ça ne casse pas trois pattes à un canard », dont le sens, selon Le Robert, est « ce n’est pas extraordinaire, ça n’a rien de remarquable ». Cette fois, c’est Neis qui, après moult discussions, trouva une solution élégante, plutôt drôle, employée par les gens du peuple et qui cite également un animal : que não fará com que a vaca tussa, l’idée étant que, comme les vaches ne toussent jamais, il serait absolument extraordinaire, impossible que la vache tousse, tout comme il est impossible de casser trois pattes à un canard.
Je pourrais multiplier les exemples et on pourra dire qu’ils font partie du lot commun de la traduction. On aura raison. Sauf que… chez Ducharme toute la langue est action poétique et si j’acceptai avec Neis le défi, c’est parce que Gros mots nous faisaient aborder l’intensité de la langue, nous obligeaient à ne pas nous appauvrir, à ne pas nous endormir sous la novlangue à laquelle nous soumet Big Brother. La Petite Tare, l’une des protagonistes intouchables du récit, récite du Emily Dickinson, histoire de démontrer qu’on n’a pas besoin de gros mots pour dire de grandes choses, toucher à la mort, à l’amour.
EXTRAITS
Réjean Ducharme, Baixo Calão, Estaçäo, Liberdade, 2005, p. 16.
« J’ai trouvé un trésor… »
Encontrei um tesouro… Nas proximidades da Ponta, entre as rocas e os caniços empenachados, nesse jângal a se congelar onde me apraz introduzir-me de passagem, dei de cara, bem aberto, bem de través, como que jogado por sobre a borda, com um pleno caderno de verdadeiras palavras. De falas. Os trabalhos e os dias, dir-se-ia, de um impossível autor, um complexado de grandezas, um enamorado cujos gritos não se julgaram demasiado fortes em metáforas… E a primeira página, e foi o que me deixou insano, é datada de hoje, sem precisar o ano… « Qué que cê tá percurando ? » lançou-me um dia um boçal da Polícia Provincial, a quem deviam ter dedado minha loucura de andar pelas sarjetas, agachando-me por vezes para observar o beato apetite de um besouro, ou embolsar um cascalho sequer bem redondo. Súbito, esta interpelação, deixada en suspenso, me dá a impressão de resolver-se em revelação. Eu parecia estar vagando, ao deus-dará, mas era guiado, era pilotado. Não era por nada que eu tinha o olho agitado, que eu punha o pé em toda parte. Era para me reencontrar, me recuperar. Eu como alter ego. Eu como outra voz, aquela que sou realmente quando a ouço do exterior, com os outros. Para me salvar recusando que ela tenha sido jogada fora, que dela se tenha feito um dejeto. Reanimando-a com aquele calor e aqueles cuidados que a gente não pode bastante se amar para a si os dar. Ela necessitará deles, tratada como era, amordaçada à força de x, estrangulada pelas rasuras irritadas e pelas em endas meio rabiscadas, desnaturada pelas manchas, borrões e outros desgastos causados por um evidente desgosto. Consegui mais ou menos decifrar o « 8 de dezembro de 197… ». Abstive-me de continuar.
Gros mots, Gallimard, 1999, p. 18.
J’ai trouvé un trésor… Aux abords de la Pointe, entre les quenouilles et les roseaux panachés, dans cette jungle en train de se glacer où je me plais à m’introduire en passant, j’ai trouvé, tout ouvert, tout de travers, comme jeté par-dessus bord, un plein cahier de vrais mots. De paroles. Les travaux et les jours, on dirait, d’un impossible auteur, un complexé des grandeurs, un épris dont on n’a pas cru les cris trop forts en métaphores… Et la première page, et c’est ce qui m’a rachevé, est datée d’aujourd’hui, sans préciser l’année… « Qu’osse tu charges ? » m’a lancé un jour un effronté de la Sûreté, à qui on avait dû signaler ma folie de marcher dans les fossés, m’accroupissant parfois pour observer le bienheureux appétit d’un bourdon, ou empocher un caillou même pas tout à fait rond. Tout à coup, cette interpellation, restée en suspens, me fait l’effet de se résoudre en révélation. J’avais l’air de traîner, sans but, mais j’étais guidé, j’étais piloté. Ce n’était pas pour rien que j’avais l’œil agité, le pied fourré partout. C’était pour me retracer, me recouvrer. Moi comme alter ego. Moi comme autre voix, celle que je suis en réalité si je l’entends de l’extérieur, avec les autres. Pour me sauver en refusant qu’elle ait été jetée, qu’il en ait été fait un déchet. En la ranimant avec cette chaleur et ces soins qu’on ne peut pas s’aimer assez pour se les donner. Elle en aura besoin, traitée comme elle était, bâillonnée à grands coups de x, étranglée par les ratures irritées et les surcharges à moitié biffées, dénaturée par les caviars, pâtés et autres dégâts causés par un évident dégoût. J’ai plus ou moins réussi à déchiffrer le « 8 décembre 197… ». Je me suis retenu de continuer.