Peut-on jeter un regard non encenseur sur cette œuvre, précisément au moment où le festival Québec en toutes lettres consacre l’écrivain ? Peut-on bousculer la manière dont, depuis près de cinquante ans, ont été reçus ses romans par l’institution littéraire québécoise, notamment par son instance critique, exaltée par le succès de l’auteur en France ?
Iconoclaste née, je continuerai de l’être ici, sans, bien évidemment, minimiser l’originalité de l’œuvre ni son envergure qui tient dans son exceptionnelle inventivité verbale et dans la vaste étendue d’une culture générale parfaitement intégrée et brillamment exploitée.
J’avais lu au moment de leur sortie L’avalée des avalés, Le nez qui voque, L’océantume, La fille de Christophe Colomb, L’hiver de force et Dévadé. Au moment d’entreprendre la rédaction du présent article, je me suis rendu compte, fait significatif, que je ne me souvenais d’aucun. Je les ai donc relus d’affilée, l’un après l’autre en moins de vingt jours. Pour m’apercevoir du caractère superflu de ce travail, la vision du monde et de la vie de Ducharme et son style étant déjà entièrement déployés dans L’avalée des avalés et Le nez qui voque, et de manière mieux accomplie que dans les romans subséquents.
À petite dose, si un trop-plein de jeux de mots vous lasse
Œuvre à lire nécessairement, non qu’elle soit nécessaire, bien que plusieurs l’affirment et parfois le soutiennent de manière convaincante, mais tout bêtement parce qu’elle ne se donne à saisir que de page en page, que de ligne en ligne, pour ne pas dire, presque sans exagération, que de mot en mot. Ducharme écrit dans un style qui fonde au fur et à mesure la réalité qu’il exprime et la détruit dans le même souffle. Autrement dit, il y a peu de substance dans les romans de l’écrivain. Beaucoup d’esprit, en revanche. Non pas une transcendance du phénomène physique, mais son confinement dans une fatigante intangibilité, dans une ennuyeuse absence de tréfonds.
Toutes les histoires sont pourtant vécues par des personnages concrets dans des situations concrètes, souvent triviales, décrites de manière exhaustive, récurrente même, pour raconter en fin de compte, dans des jeux incessants de mots, l’unique trajet d’une expérience dérisoire de soi et de la relation avec la société, dans un tracé indéfiniment répété d’un roman à l’autre, où l’idée même d’action libératrice se dissout infailliblement dans les diverses manifestations de la révolte adolescente. Ce serait, selon plusieurs savants critiques, la stratégie ducharmienne du vide comme attaque imparable aux vices du monde.
Rejeton exemplaire de la morale catholique québécoise
Marqués au fer rouge par une conception bigote nécessairement irréelle de la pureté, les personnages, même ceux déguisés en petite fille, des romans de Ducharme sont des obsédés sexuels qui haïssent le sexe. Par extension et logiquement qui haïssent la société, forcément peuplée d’êtres sexués. Le sexe impur étant bien entendu celui des femmes, rien de plus rassurant que de rester dans le monde de l’enfance et de n’aimer que des filles impubères d’un amour platonique qui dispense des exigences existentielles et morales d’une union charnelle assumée.
Certes, le thème récurrent de la pureté dans l’œuvre de Ducharme ne peut être réduit à sa vision étroite des relations sexuelles entre adultes. Il n’empêche qu’il y est omniprésent, même quand il prend l’apparence d’une contestation de l’hypocrisie de l’organisation sociale ou celle d’une quête d’absolu. Et, fait remarquable, cette obsession de la pureté témoigne de la datation des premiers romans et de leur lieu d’origine : le Québec de la deuxième moitié des années 1960, non encore totalement libéré des tabous de la morale catholique dominante dans les décennies précédentes. Morale éminemment misogyne. Morale du refus, de la résignation, de la capitulation. De la fuite.
Alors que la Révolution tranquille bat son plein et que les mouvements indépendantiste et féministe naissants mènent des luttes de libération, les personnages de Ducharme, eux, se complaisent dans des situations de survie, repliés sur eux-mêmes, propres au temps du règne absolu et conjugué du colonialisme, du clergé et du duplessisme. On pourrait y voir une métaphore géniale de la résistance collective d’une importante partie de la population aux changements majeurs, alors proposés. J’ai été tentée par cette interprétation. Malheureusement, Dévadé qui paraît en 1990 l’empêche. Le personnage-narrateur de ce roman a une même peur, une même haine de la vie que les héros des premiers romans, parce qu’il est impuissant, en tant qu’individu, à la prendre à bras-le-corps.
Reste la puissance du style
Et il triomphe dans l’œuvre de Ducharme. Ce qui importe plus que la trame romanesque dans la littérature avec un grand L, dont font partie les romans de l’écrivain, auteur d’une œuvre d’une insigne originalité qui tient tout entière dans le déploiement d’une énergie verbale sans cesse renaissante, puisant à la source intarissable de la vaste culture de son auteur, à commencer par sa maîtrise exceptionnelle de la langue française. D’où sa possibilité de créer son propre langage. Et il le revendique superbement dans L’avalée des avalés : « Je hais tellement l’adulte, le renie avec tant de colère, que j’ai dû jeter les fondements d’une nouvelle langue. Je lui criais : ‘Agnelet laid !’ Je lui criais : ‘Vassiveau !’ La faiblesse de ces injures me confondait. Frappée de génie, devenue ectoplasme, je criai, mordant dans chaque syllabe : ‘Spétermatorinx étanglobe !’ Une nouvelle langue était née : le bérénicien1 ». Le plus jouissif demeure cependant la richesse des références au savoir universel, constamment exprimées dans des associations d’idées et de faits toujours surprenantes, toujours révélatrices d’une réalité invisible à l’œil nu. Pourtant, le jeu de mots comme stratégie systématique de la narration finit par importuner.
À la sortie de Va savoir, en 1994, Gilles Marcotte intitule sa critique2 : « Un Ducharme, ça se mérite ».
Peut-être suis-je indigne d’une telle récompense ?
1. L’avalée des avalés, Gallimard, 1966, p. 250.
2. Parue dans le magazine L’actualité.
EXTRAITS
Je sors enceinte du lit de l’enfance. J’en ai plein la ceinture. Des crimes ont pris racine dans mes entrailles, et poussent, se gonflent. Quand je mettrai bas, ce sera laid ! Quand je me promènerai sur le trottoir avec ma ribambelle de crimes, ils trembleront.
L’avalée des avalés, Gallimard, 1966, p. 138.
Je suis bouillant de haine, Je ne prends même pas la peine de choisir mes mots quand je parle aux adultes. Je leur crie n’importe quoi.
Le nez qui voque, Gallimard, 1967, p. 154.
J’ai envie, j’ai hâte que Asie Azothe meure. J’imagine son cadavre et je le trouve souhaitable ; il m’apaise, il me comble, il me fait rire même. J’ai l’intention qu’elle meure, mais ce n’est pas tant elle que mon intention vise, que ce qui la fera mourir, que ce qui fait que tout meurt. Et qu’on reste là, vide, fou d’impuissance.
L’océantume, Gallimard, 1968, p. 104.
En grandissant, un enfant s’use.
L’océantume, Gallimard, 1968, p. 92.
Elle rassemble en guirlande des festons découpés dans La Presse, et c’est clair dans ma tête à peu près revissé d’aplomb : je me rends ignoble exprès, pour sauver l’honneur, venger les genoux râpés à ramper pour leur plaire, toutes autant qu’elles sont, ma mère la première.
Dévadé, Gallimard, 1990, p. 139.