Nuit blanche a demandé à vingt écrivains d’ici, principalement nouvellistes et essayistes, ainsi qu’à une journaliste, leur témoignage. Lisent-ils Borges, comment évaluent-ils l’influence qu’il a pu avoir sur leur conception de l’écriture, leur réflexion, leurs livres ? Des lignes de force se dégagent de ces textes d’une grande diversité. L’admiration, certes, quasi unanime, voire l’éblouissement toujours renouvelé, des affinités reconnues, des pistes ouvertes, parfois des réticences, parfois une prise de distance, jamais la neutralité.
… infini jeu de hasards
par Jean-Paul Beaumier
Comme tous les nouvellistes de ma génération, j’ai lu Fictions ; comme eux tous, j’ai été séduit ; j’ai connu comme eux tous l’envie, la jalousie, la convoitise. Constatez : à ce jour, je n’ai publié que des recueils de nouvelles. Constatez : le titre même des premiers textes porte l’empreinte de l’univers borgésien comme un tatouage vermeil : « 1538 », « Triangle », « L’appel », « Invention no 8 : Gypsy Fiddler », « Un autre », « Te voilà » Les nuits de pleine lune, il m’arrive de relire « Les ruines circulaires », de marcher dans les pas de ce rêveur éveillé qui doute des frontières du monde réel, qui scrute chaque brèche de la rationalité, chaque interstice de la surface des choses. J’attends la venue de l’aube dans cette crainte froide de ne plus pouvoir un jour égrener les heures avec mes yeux, de ne plus pouvoir marcher dans les pas de ceux qui m’ont précédé dans ce labyrinthe du savoir et de l’oubli. Comme tant d’autres, j’ai introduit, selon son habitude, des traits autobiographiques qui me permettaient de brouiller mon propre reflet dans le miroir de l’écriture et de prétendre à mon tour que les apparences sont trompeuses, comme toujours.
Dernier titre paru : Trompeuses, comme toujours, nouvelles, L’instant même, Québec, 2006.
Le maître
par André Berthiaume
Au terme d’une relecture de certains récits de Fictions, l’envoûtement est intact, il est même renforcé par l’attention portée à certains détails d’une prose toujours raffinée, déconcertante parfois, dont la traduction française, on l’espère, rend compte adéquatement. Ainsi Borges apprécie les épithètes inattendues, qui traduisent une vision animiste des choses : la clarté de l’aube est craintive, le flanc de la montagne est violent et les couloirs sont perplexes ! À la fin des « Ruines circulaires », cette image saisissante, homérique : le ciel « avait la couleur rose de la gencive des léopards ». Ne nous y trompons pas, la poésie fait partie intégrante des « élégants mystères ». Ai-je été séduit par les contes de Borges ? Oui, sans l’ombre d’un doute, ébloui même, comme on peut l’être par Shakespeare, Voltaire ou Eco. Influencé ? Je pense l’avoir été davantage par son compatriote Julio Cortázar qui puisait volontiers dans son propre quotidien dérapant. La virtuosité de Borges était sidérante et intimidante. Toutefois, j’avouerai que je suis maintenant moins attaché à ses mystifications bibliographiques qu’à ses intrigues subtiles, ses jeux fascinants avec le vrai et le faux, la double identité, le réel et le rêve. Je n’oserai prétendre avoir été influencé par un écrivain aussi profondément original, que je situe à mille lieues au-dessus de mes capacités très moyennes. Je me suis seulement permis d’utiliser le nom de Louis-Georges Bégin (Bourget ayant déjà été retenu !) dans une de mes nouvelles où il allait de soi que rêve et réalité se rencontreraient. J’imagine la réaction du maître : « Clin d’œil inoffensif, maladroit et dérisoire… »
Dernier titre paru : Les petits caractères, nouvelles, XYZ, Montréal, 2003
par Roland Bourneuf
Dès le premier contact avec Fictions et L’aleph je me suis dit : « Voilà ce qu’il faudrait pouvoir écrire, des fragments de l’histoire universelle possible, des fables qui donnent le vertige ! » Quelques-uns de mes récits se souviennent de Borges mais j’ai appris à reconnaître, avec ses séductions, les pièges de ce que j’appelle « l’écriture de tête ». Depuis les années 1960 ou 1970 de la découverte, le charme au sens fort a perduré, à travers l’inventivité des hypothèses, la narration cursive, l’exercice jubilatoire du langage, la fréquentation des énigmes, le questionnement toujours repris que l’œuvre sans cesse déploie et renouvelle. À l’enthousiasme premier cependant s’est mêlée une pointe d’irritation, non pas à cause de l’étalage complaisant et ironique de l’érudition, au recours à une panoplie de labyrinthes et de miroirs en quoi Borges lui-même reconnaît ses lieux communs. Elle va plutôt à l’homme dans ses dérobades. Jusqu’où suivre le magicien ? Quand commence, quand cesse le jeu, s’il cesse ? Mais après tout Borges est à accepter ainsi, à l’image de son œuvre, à celle du monde, qu’il découvre ou invente, conforme à la vérité, multiple, insaisissable, ambiguë, qui se révèle en se cachant. Et puis quand Borges dit d’un de ses récits qu’il a « essayé de l’écrire avec la plus grande économie de moyens possible », l’exigence ne se peut oublier.
Dernier titre paru : L’ammonite, récit, L’instant même, Québec, 2009.
par Nicole Brossard
« L’écriture méthodique me distrait heureusement de la présente condition des hommes. La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes… » (« La bibliothèque de Babel »). « Je préférerais ne pas le dire » (Melville), mais j’acquiesce. C’est pourquoi les mises en scène spéculaires, mathématiques et étymologiques de Borges me procurent un plaisir qui, tout en me gardant en état d’alerte mental, me permet de rêver autour des mots, c’est-à-dire de bien profiter du jeu de la vérité que Borges a si brillamment réparti dans ses récits en tenant compte du réel, du fictif et du virtuel. En ce sens, Borges nous a parfaitement devancés dans le concept de ce présent continu advenu nôtre à l’usage quotidien que nous faisons désormais des technologies concernant la mémoire, le classement, les caches et la modélisation. Je ne pense pas pouvoir dire que l’œuvre de Borges m’ait influencée. Néanmoins, chaque fois que je me suis approchée de ses écrits, ceux-ci ont nourri la part ludique en moi et mon attrait pour la science et les processus de passage et de changement que représentent pour moi la traduction et l’énigme de l’identité. Les écrits de Borges me mettent d’emblée en état d’écriture, stimulent directement la zone de mon cerveau qui cherche à comprendre l’univers, notre quête de sens et une forme d’exaltation que j’associe à l’immensité mais que Borges a choisi de traduire par infini. « Je viens d’écrire infinie. »
Dernier titre paru : D’aube et de civilisation, Poèmes choisis 1965-2007, anthologie préparée par Louise Dupré, Typo, Montréal, 2008.
par Gaëtan Brulotte
Borges n’a pas eu d’influence particulière sur mon travail créateur, et pourtant son univers m’a beaucoup intéressé au moment du structuralisme. J’aimais ces textes ostensiblement érudits, nourris des autres, les lectures appelant l’écriture et l’écriture inventant d’autres écritures et même des écrivains imaginaires, textes dominés par le jeu, l’illusion, la tromperie. Mais son œuvre fut pour moi plus une source de réflexion que d’inspiration. Ce qui m’a longtemps séduit dans ses recherches, c’est que la littérature est un monde construit, qu’elle procède d’un art concerté et qu’elle remet en question la notion de Vérité (y compris en histoire). Il a éclairé une de ses fonctions, qui est de susciter des états de conscience et de chercher des significations à la vie tout en visant à créer des formes de solidarité entre les gens. Sur le plan littéraire, son œuvre annonce ce que sera une partie de la littérature après lui, de la métafiction postmoderne à l’autofiction. Le Borges que j’ai cependant toujours apprécié davantage est celui qui campe des personnages attachants comme Ireneo Funes à la mémoire dystrophique ou le Dahlmann de sa nouvelle « Le Sud » (sa meilleure à mes yeux), qui ne fait de mal à personne mais sur qui le sort s’acharne absurdement. C’est là que je le trouve le plus émouvant encore aujourd’hui.
Dernier titre paru : La nouvelle québécoise, essai, Hurtubise, Montréal, 2010.
Le Borges des écrivains
par André Carpentier
J’ai l’âge d’avoir été un lecteur de Planète (1961-1971), la revue de Bergier et Pauwels, que j’ai dû découvrir vers 1965, une revue française où la science-fiction côtoyait la futurologie et le fantastique, l’ésotérisme. C’est là, dans de vieux numéros acquis en bouquinerie, que j’ai lu pour la première fois Borges. Ce fut, pour moi, un choc comparable à la découverte de Kafka, de Céline, de Poe, de Dostoïevski, de Faulkner, qui ont été les grands événements littéraires de mes seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf ans. J’ai immédiatement été un fervent lecteur de Borges, ce qui est une chose ; puis un aspirant écrivain lecteur de Borges, ce qui en est une autre. Car Borges compte parmi ces auteurs qui ont beaucoup inspiré les jeunes écrivains des années 1960 et 1970. Non pas qu’il les ait incités à démarquer ses idées et son style : il les a plutôt autorisés, par son exemple, à fouiller au plus profond et par leurs propres moyens leur rapport aux mystères du monde. Borges a légitimé l’imaginaire de nombre de jeunes écrivains. Il a aussi fait reconnaître comme fondée l’écriture de contes et de nouvelles, et je dirais surtout les fictions qui ne craignent pas la pensée. Et plus encore : il nous a donné l’impression d’entrer avec lui dans une nouvelle modernité littéraire.
Dernier titre paru : Extraits de cafés, récit, Boréal, Montréal, 2010.Lire le commentaire de lecture.
par Herménégilde Chiasson
En 1977, je me suis installé à Rochester pour y poursuivre des études en photographie. Ne connaissant personne et ne sachant trop comment m’orienter dans ce nouveau labyrinthe, je suis entré dans une librairie découverte au hasard d’une de mes promenades. Toujours ce même sentiment oppressant à la vue de ces livres qu’on ne lira pas par manque de temps ou de discernement. Comme j’étais aux États-Unis, en Amérique (je venais de passer trois ans en France), je me suis dit que cela me ferait le plus grand bien de renouer avec mon espace de prédilection en achetant trois livres d’auteurs américains que je n’avais jamais lus et qui ont eu par la suite une influence définitive sur mon travail : On the Road de Kérouac, Howl de Ginsberg et Dreamtigers de Borges qui, selon lui, est son livre le plus personnel. Chez Borges, comme chez René Char, j’ai alors découvert une conscience moderne dénuée d’arrogance et dont la discrétion repose des manifestes, des avant-gardes et des chapelles. Une telle attitude ne peut faire autrement que séduire par l’invention, l’érudition et la pertinence qui donnent à croire qu’il y a dans l’art une connaissance, une intelligence et un projet qui transcendent la volonté de réduire le monde à un ensemble de formules efficaces (parfois) et nécessaires (sans doute) mais combien décevantes dans notre quête (comme toujours) irrésolue d’une errance à la mesure de notre inquiétude.
Dernier titre paru : Solstices, poésie, Prise de parole, Sudbury, 2009.
Le buveur d’encre
par Hugues Corriveau
« Le singe de l’encre », tout grimaçant sur ma table de travail, guettant des heures le moment de me voler l’essentiel, mon instrument de travail, de boire à même l’encrier le liquide d’où me viennent les mots, se tient là, à l’ombre de Borges, donné par lui dans son Livre des êtres imaginaires. Quel étrange petit animal dont l’appétit n’est pas la lecture mais sa disparition en quelque sorte, le sang même dont elle découle ! Je souris depuis longtemps de mon angoisse face à cet assoiffé, assis sur le coin du bureau, me surveillant, lui-même dans l’angoisse que je tarisse la source dont il cherche à assouvir son inextinguible dépendance. Je retarde le moment de mettre fin aux écritures, juste pour torturer ce petit animal « de quatre ou cinq pouces de long », cet « amateur d’encre de Chine ». Puis, inévitablement, une fois le travail terminé, voici qu’« il boit le reste de l’encre. Après il revient s’asseoir à croupetons, et il reste tranquille ». Jusqu’à ce que je remplisse de nouveau l’encrier, que je recommence à écrire. Et, dans les yeux de ce petit animal, la figure de Borges, toujours, souriant de m’avoir donné un compagnon imaginaire qui ne cesse de m’espionner.
Dernier titre paru : Le livre des absents, poésie, Le noroît, Montréal, 2009.
Borges ou le flétan géant
par Jean Désy
Je m’interrogeais sur Borges, ce géant de la littérature contemporaine, cet écrivain qui sut créer tant de mondes, réels et magiques ; je réfléchissais quand, tout à coup, au bout de ma ligne, vint mordre un poisson, un immense, un flétan comme il n’en existe plus ailleurs dans le monde, trois cent trente-cinq livres, quatre heures de combat, mes doigts qui saignaient, coupés par le fil… Je me trouvais au large de Whittier, au sud de la péninsule de Kenaï, en Alaska, sur un petit bateau commandé par un vrai capitaine de roman, longue barbe blanche, whisky à tout moment accessible dans le cockpit, grands éclats de rire. J’ai aimé imaginer Borges, l’écrivain, le penseur, le philosophe et le bibliothécaire, en lui donnant des allures de coureur des mers glaciales. Pourquoi ? Peut-être parce que je me sentais dans un moment tout à fait don quichottesque de ma vie, fameux, à la fois réel et fantastique. Trois cent trente-cinq livres pour un poisson, un seul ! un de ces flétans géants comme il y en a dans les contes les plus fêlés ! Il y avait trente ans que je rêvais d’un tel gibier. La magie avait opéré, dans ma réalité, comme elle opère si bien dans les histoires de Borges ! Lorsque j’ai quitté l’esquif du capitaine en fin de journée, j’avais dans mes bagages assez de filets de flétan pour nourrir toute une famille pendant des mois. En route vers le cercle polaire, je me suis dit qu’ils existaient bel et bien les univers où j’aime chanter, respirer et planer, comme le Nunavik et la Jamésie où s’épivardent plus que jamais des centaines de milliers de caribous. J’ai finalement pensé que revenir chez moi était une bonne chose, qu’il était temps que je réintègre mon pays, les rives du fleuve Saint-Laurent, que je revoie mes amis, les poètes comme les inconditionnels de toutes les littératures, celles de Jorge Luis Borges, de Gabrielle Roy, de Jacques Poulin, de Marie Uguay et de Pierre Morency. Exaltantes littératures qui nous rappellent que l’un des devoirs de l’humain est d’exulter, quels qu’en soient le prix, la sueur ou le danger.
Dernier titre paru : Uashtessiu, Lumière d’automne, avec Rita Mestokosho, Mémoire d’encrier, Montréal, 2010.
Borges serait-il un produit de l’institution littéraire ?
par Andrée Ferretti
De Borges, j’ai lu L’aleph et Fictions, avec effort, vite ennuyée par leur artificialité. Certes, m’a éblouie la richesse des thèmes développés par l’auteur avec une érudition, mais m’a consternée son imagination désincarnée, impuissante à prêter des figures vivantes à ses conceptions du monde et de l’existence humaine dans ce monde. Il n’en exprime que les idées. Car il s’agit bien de cela. Borges n’a que des idées et, pire, que des idées abstraites. Ses personnages ne pensent pas vraiment, parce que leurs souffrances et leurs joies, leurs sensations et émotions ne sont pas réelles, toujours médiatisées par une conception de la vie informée par la bibliothèque, beaucoup plus que par l’expérience existentielle. Grande lectrice d’ouvrages philosophiques et lectrice passionnée d’œuvres littéraires, je ne trouve dans les nouvelles de Borges ni la profondeur de la réflexion théorique ni la pénétrante compréhension de la vie propres à la création littéraire. Pas plus la pensée que la vie ne peuvent trouver leur juste et vibrante expression dans les raccourcis qu’emprunte l’écriture cérébrale et rationaliste de Borges dans L’aleph et dans Fictions. Écriture dans laquelle trop souvent le sens tient dans la formule. Il n’est dès lors pas étonnant que les recueils de citations tirées de ces deux œuvres, généralement des phrases d’au plus deux lignes, soient presque aussi volumineux que L’aleph et Fictions.
Dernier titre paru : Bénédicte sous enquête, roman, VLB, Montréal, 2008.
Être ou ne pas être borgésien
par Louis Jolicœur
Les références littéraires sont souvent approximatives. Qu’à cela ne tienne, on les galvaude à cœur joie. Tout est kafkaïen, dantesque, cornélien – les auteurs ont le dos large ! Puis il y a les personnages : de Don Quichotte à Madame Bovary, ils sont nombreux à se prêter aux équivoques de chacun. Pour ma part, je me plais à me sentir de plus en plus borgésien. Les auteurs latino-américains que j’ai traduits, Juan Carlos Onetti en tête, m’y ont toujours prédisposé, certes. Mais si mes premiers livres jouaient invariablement autour de la frontière ténue entre fiction et réalité, entre réel et imaginaire, il n’y avait là en somme rien de très original, et surtout rien pour bouleverser le monde de la littérature, dont le but même n’est-il pas de confondre les mondes ? Le rêve est la vie, disaient d’un même souffle Cortázar, Onetti et nombre de leurs amis. Alors qu’est-ce vraiment qu’être borgésien ? C’est en écrivant mon dernier livre, Le masque étrusque, que je l’ai senti véritablement. J’ai entrepris ce roman dans le but de parler de la beauté des choses, ainsi que de l’attachement qu’elles font naître chez ceux qui les regardent ou les possèdent, ou du moins en ont l’illusion ; puis plus concrètement je souhaitais m’affranchir d’un objet précieux qu’on m’avait dérobé, aussi lourd à porter que désormais inaccessible. Or une fois immortalisé par l’écrit, l’objet, dépersonnalisé sans doute, s’est en effet allégé ; mais à la fois, paradoxalement, il est devenu plus palpable, plus réel. La fiction m’a rapproché du réel, pour ainsi dire. Et comme l’objet en question orne la page couverture du livre, il s’en trouve d’autant matérialisé et omniprésent. Au point même que si un jour le voleur véritable de ce masque venait à croiser l’image devenue publique de l’objet perdu, convoité, recréé par la fiction, ce serait le juste retour des choses : le heurt véritable et unique entre réel et fiction. Et cela, oui, serait bien borgésien…
Dernier titre paru : Le masque étrusque, roman, L’instant même, Québec, 2009.
Borges
par Naïm Kattan
Dans ses nouvelles, Borges met en scène les cultures juive et arabe pour les transformer en mythes par une impressionnante théâtralité. J’appartiens à l’une et l’autre de ces cultures et, dans mes écrits, je tente d’en exprimer la réelle présence. J’admire Borges et ne me reconnais pas dans la richesse de son affabulation. Cependant, dans la diversité de ses écrits, le réel ressort tout aussi fortement. Je l’ai profondément ressenti lors de mon court séjour à Buenos Aires. Cette ville est intimement la sienne. Il est l’admirable connaisseur de sa musique, le tango. En me promenant dans ses rues, j’ai senti son ombre planer, remplir l’horizon. Le réel était conçu et révélé dans toute sa splendeur. J’ai eu également la chance de lui serrer la main. Invité par Guy Sylvestre, directeur de la Bibliothèque nationale à Ottawa, dans sa fonction de directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires, il a fait un discours en un parfait anglais, une langue qui est sienne dès l’enfance. En dépit de la quasi-cécité dont il était frappé, il m’apparut alors comme l’homme du réel même s’il l’avait intégré à un imaginaire immense, démontrant que la littérature comprend aussi tous les rêves, les exprime et les transforme. Borges m’était alors apparu comme l’écrivain qui manie la parole dans toutes ses dimensions.
Dernier titre paru : Le veilleur, roman, Hurtubise, Montréal, 2009.
La vérité est ailleurs
par Christiane Lahaie
Lire Jorge Luis Borges et se demander ce qui, dans cette œuvre, fait obstacle à la compréhension, au sens. Quand j’ai parcouru Fictions la première fois, je me suis dit que je lisais des contes. Des contes atypiques, cependant. Trop de cogito. Pas assez de sum. Je tentais de suivre ces personnages désincarnés et froids. Comme eux, j’étais en quête d’un absolu qui se dérobait sans cesse, jusqu’à la clausule, toujours énigmatique. Avec le temps, j’ai fini par entrevoir ce qui, chez Borges, m’attire et me déconcerte : le pacte de lecture paradoxal qu’il signe avec tous ceux et celles qui osent fréquenter son œuvre. Comme tout écrivain, Borges ment. Sauf que lui ne s’en cache pas. Il dit même : « […] je vous raconte des histoires ; la Vérité, je la connais mais je la garde pour moi. Que ceux et celles qui voudraient me la soutirer soient condamnés à arpenter le labyrinthe ». Pas de repères. Pas de Minotaure. Juste… des sentiers qui bifurquent. Alors, je campe à l’entrée. Je contemple de l’extérieur le trope dominant de l’œuvre borgésien. J’effleure moi aussi le mythe sans jamais m’y ancrer tout à fait. J’ai l’écriture pour fil d’Ariane. C’est déjà beaucoup.
Dernier titre paru : Ces mondes brefs, Pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine, essai, L’instant même, Québec, 2009.
Borges et l’autodafé
par Laurent Laplante
Des métiers liés à l’écriture, la pratique des médias constitue le plus vacillant, le moins admis à l’éternité. L’échéance trépigne, les faits tardent à s’affirmer, les témoins collent à leurs prismes. Plus familier des revues que des quotidiens, Borges est quand même agacé lorsque s’ankylosent tels de ses poèmes juvéniles ou de ses accolades ultraïstes. D’où son désir de rattraper l’imprécision ou le mot cruel. Il n’allait pas, lui qui remanie son passé littéraire avec une sévérité rétroactive, octroyer la durée du granite à ses textes périssables. Tard venu à fréquenter Borges, j’ai sursauté en le voyant rayer de ses œuvres tout ce qu’il n’endossait plus. De quel dieu tient-il cette mémoire sélective ? Car Borges écarte ses textes devenus gênants ou les glisse dans les microscopiques notes de la Pléiade. Me paraissait plus correct le comportement de Jean Lacouture qui, conscient de ses distorsions, écrivit Enquête sur l’auteur et décrypta ses errances. Borges, il me fallut l’admettre, ne pouvait pourtant pas renoncer à l’autodafé de ses propres textes sans nier Borges. Puisqu’il conçoit toute écriture comme une vivace et inexorable réécriture, c’était pour lui un devoir de retoucher ou d’escamoter ses œuvres personnelles avec une gaillarde liberté. N’a-t-il pas rêvé de livres anonymes, de bibliothèques obèses jonglant à l’infini avec l’alphabet, de canulars infligés aux dissecteurs de notes infrapaginales ? Chez Borges, la réécriture ose malmener la mémoire. Je ne sais pas encore de façon assurée comment journalisme et création peuvent habiter une même trajectoire.
Dernier titre paru : Par marée descendante, Échos d’un vieillissement, essai, Multimondes, Québec, 2009.
Borges, l’aveugle et le voyant
par Renaud Longchamps
Borges est un être absent. Absent à lui-même comme à la réalité trop évidente pour le vide. Un être baroque à la recherche d’un ordre et d’un désordre qui ne relèvent pas du monde commun. Ordre et désordre créateurs ouvrant tous les ciels à la vie soumise à la médiocrité biologique de l’espèce. Chez Borges, l’imaginaire est le réel. Voilà un truisme. Son œuvre est à l’enseigne de la mécanique quantique et de l’indétermination universelle, malgré l’univers et son intrication fondamentale. Dans l’imaginaire, il n’y a pas dissolution jusqu’à la mort toujours programmée, mais recomposition de la réalité par un créateur/observateur en perpétuel mouvement et en quête de sens. Car dans nos misérables vies nous gérons à notre insu la prison naturelle au service de nos deux finalités de conservation et de reproduction, prison qui confère à la réalité une texture profanée. Le voyant insatisfait de cet espace brut et de ce temps mort veut remplacer ce monde minimal par des utopies libres, des rêves pertinents à la tessiture sacrée. L’indétermination, dans tout cela ? Que pouvons-nous faire face au darwinisme quantique qui donne à la réalité l’illusion de dimensions parfaitement observables ? La réalité humaine – notre réalité d’espèce – est observée telle quelle parce que discriminée par toutes les consciences humaines en temps réel. Bref, la réalité est le choix inconscient de la conscience observant l’univers à l’instant même. Le créateur veut ainsi se libérer de cette conscience dictatoriale dont l’entropie la plus pure est réservée pour l’usure. Alors Borges demeure cet observateur qui brise la symétrie du cosmos observable, qui multiplie les univers imaginaires susceptibles d’assurer une place à l’altérité créatrice, à cet ordre/désordre. Chaque instant, une énorme pression issue de toutes les consciences humaines paralyse les rêves de chacun. Le temps imposé à l’individu est celui imposé par l’humanité. À l’évidence, nous dormons d’un sommeil perpétuel. Nous rêvons platement et pauvrement une réalité qui ne deviendra jamais la réalité du rêve. Même si, dans la saison du confort, nous voyons à tout, même à la mort. Qui est pourtant la fin de nos rêves.
Dernier titre paru : Visions, poésie, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2010.
Borges a-t-il existé ?
par Andrée A. Michaud
« Toi, qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue1 ? » Ai-je lu les écrits de l’homme nommé Jorge Luis Borges ou n’ai-je parcouru que l’œuvre de l’un de ses alter ego Ma connaissance des livres de sable infinis ou des « livres chimériques de l’Hexagone Cramoisi2 » me vient-elle de Borges lui-même ou d’un double borgésien ayant récrit l’œuvre de Jorge Luis en prétendant à l’authenticité de la réécriture ? Ai-je connu Borges, en somme, ou un autre Borges, et qui me dit que l’autre n’était pas le vrai, que sa postériorité n’autorisait pas l’achèvement de l’antérieur ? Me posant la question, je me dirige vers les rayons de ma bibliothèque et tend la main vers la lettre C, afin, selon « une méthode rétrograde3 », de localiser la lettre B, Beth, qui succède à l’Aleph, soit à l’infini, soit à ce qui enferme le plus grand et le plus petit, la totalité des états. Or plus je m’avance, plus la lettre B me semble inaccessible. Dans la pièce aux murs se refermant sur un quadrilatère aux proportions pourtant toujours égales, les fictions de l’un ou l’autre Borges s’entrecroisent pour réfuter l’idée du temps et de l’espace où je crois me mouvoir. Et cependant j’avance encore, la flèche de Zénon à mes côtés, immobile en tous points de sa trajectoire, et je comprends que ma main n’atteindra la tranche jaunie des livres que si j’accepte l’existence concomitante et contradictoire du réel et de ses schémas, visibles en quelques miroirs chiffrés du monde. Alors seulement je saurai si j’ai lu Borges et si cet homme a seulement existé. Je déplace mon immobilité et je fixe mes doigts tendus. Est-ce ma main, me dis-je, est-ce ma main qui écrit ? Ce disant, la flèche de Zénon me frappe, le réel invalide la rationalité du paradoxe, et j’entends derrière moi le rire lointain de l’aveugle de Buenos Aires.
1. « La bibliothèque de Babel », Fictions, Folio, 1957 et 1965, p. 80.
2. Ibid., p. 78.
3. Ibid., p. 78.
Dernier titre paru : Lazy Bird, roman, Québec Amérique, Montréal, 2009 et Seuil, Paris, 2010.
Le réel rêve, Borges veille
par Pierre Ouellet
On entre dans l’univers de Borges par la bibliothèque, mais celle-ci donne sur la pampa, terre infinie du gaucho, et les faubourgs de Buenos Aires,orillas labyrinthiques peuplés de compadritos : « La pampa et les faubourgs sont des dieux », écrit-il dans une chronique de la revue Proa… On a pourtant coutume de dire que cet univers est un monde de signes, de langues, de livres, qui abondent en effet dans cette Œuvre d’œuvres : les choses ne vont pas seules, accompagnées qu’elles sont toujours par l’ombre de leur représentation, de leur nom ou de leur image. Mais aucun signe ne renvoie qu’à lui, aucun nom ne se réduit à sa lettre ou à son esprit, aucun son à un sens unique : il rayonne, il irradie. L’antichambre du monde borgésien est sans doute une bibliothèque mais elle comporte de larges baies vitrées ouvertes sur le réel… et le possible avec. L’aura des choses, c’est cette pure virtualité dont elles s’entourent dès lors qu’elles se représentent de mille et une manières, en songes comme en souvenirs, en légendes ou en images : « l’odeur du jasmin et du chèvrefeuille, le silence de l’oiseau endormi, la voûte du vestibule, l’humidité – ces choses, peut-être, sont le poème… », elles font signe d’emblée, avant d’être nommées, et c’est pour cela, d’ailleurs, que le poète les nomme. J’ai lu Borges relativement tôt, à la fin de l’adolescence, en même temps que Roussel, Kafka, Gracq, et les grandes tentatives du nouveau roman, Ollier par-dessus tout : ma conception de la fiction s’est forgée au contact de ces mondes-là, où l’écart entre Uqbar ou Tlön et notre réel le plus plat, comme entre le Château, le rivage des Syrtes ou la vie sur Epsilon et notre pauvre univers à une seule dimension, pouvait donner lieu au travail du possible, non pas celui de la simple rêverie, du fantasme ou de la fantaisie, mais cet autre qui se révèle « dans le rêve de l’homme qui rêve » quand « le rêvé s’éveille », comme l’écrit Borges dans « Les ruines circulaires ». C’est cette circularité, cette encyclopédie universelle plus grande que le monde qu’elle comprend et où elle est comprise, comme le réel dans le rêve et inversement, qui devait marquer à jamais l’espace et le temps dans lesquels l’écriture me faisait entrer, où j’ai saisi « que j’étais moi-même une apparence et qu’un autre était en train de me rêver », dirais-je en paraphrasant Borges. L’attrait et L’attachement, mes deux premiers livres de prose narrative, sont sans aucun doute l’effet à distance d’un tel façonnement du réel par la fiction, d’un tel renforcement de la réalité par sa multiplication qui, au lieu de « déréaliser » le rêve où elle prolifère, l’hyperréalise : « c’est là toucher à ce qu’il y a de plus haut, à ce qui peut-être nous donne le Ciel : non pas le prestige ni les victoires, mais seulement d’être admis comme une partie de la Réalité indéniable, comme les pierres et les arbres » (Ferveur de Buenos Aires), ces choses tangibles qui portent leur nom comme leur ombre, fragile rallonge de leur être propre par- delà leur forme et leur contour, au sein desquelles je peux me fondre en me disant : « [M]on nom est quelqu’un et n’importe qui ; je passe lentement, comme celui qui vient de si loin qu’il n’espère plus arriver » (Lune d’en face), ou parler de moi comme d’un autre dont je pourrais dire : « [M]ort, il n’est même plus le fantôme qu’il était déjà alors » (Fictions). C’est là que j’ai appris qui je suis : je suis mon ombre… bien plus qu’elle ne me suit. Je la poursuis comme on poursuit un rêve dont on se réveille à chaque instant dans un rêve encore plus grand. Je vis dans les faubourgs de ma propre vie, les yeux fixés sur des pampas… « où Dieu réside sans devoir s’incliner », là où il peut « cheminer à son aise » (Rythmes rouges), où l’on aperçoit la « dernière page de son être » et l’on se voit pour la première fois comme Dieu doit nous voir une fois « la fiction du temps mise en déroute » (Lune d’en face), soit comme la somme des « vies étrangères » dont il est « le miroir et la réplique » autant que d’autres seront un jour notre propre « immortalité sur terre » (Ferveur de Buenos Aires)… Nous sommes dans le rêve de Borges, et moi le premier, qui y vit éveillé.
Dernier titre paru : Où suis-je ? Paroles des Égarés, essai, VLB, Montréal, 2010.
Le ver dans la pomme ?
par Gilles Pellerin
J’ai lu Borges, du moins une partie que je constate minuscule au fur et à mesure que je découvre de nouveaux pans de cette œuvre presque… infinie, j’ai lu Borges il y a trente ans, quand la rumeur de la qualité de la littérature hispano-américaine s’est rendue jusqu’à nos jeunes oreilles grâce aux Marcel Bélanger, André Berthiaume et Roland Bourneuf qui m’ont servi de guides. Ma préférence allait à Cortázar, puis je me suis pris d’affection pour Bioy Casares. Borges ? Il m’éblouissait, mais je le trouvais vertigineux et somme toute assez éloigné de moi (à moins que ce ne soit l’inverse, si l’on me permet ce tour d’optique). Novembre 2006, je suis à Bruxelles et le centre Passa Porta m’invite à participer au Marathon Borges qu’on y tient. Mon choix (car j’ai eu ce luxe inouï) : la nouvelle « L’aleph » (ma préférée). Choc, immense choc : tout dans la stratégie dramatique, l’autodérision, un certain port de phrase (comme on parle de port de tête), l’autoréflexivité du texte, tout m’a révélé que Borges s’était insinué en moi, comme le ver dans la pomme. LA pomme reconnaissante ! Si je me permets aujourd’hui l’apparente immodestie d’associer mon travail à celui de celui qui est devenu au cours des derniers mois un véritable maître, c’est qu’il n’a jamais cessé de le faire à l’égard de ses prédécesseurs, de retrouver en l’écrivain qu’il était devenu le lecteur qu’il n’a jamais cessé d’être.
Dernier titre paru : Où tu vas quand tu dors en marchant ? Un théâtre, une ville, essai, avec Chantal Poirier et Philippe Mottet, L’instant même, Québec, 2010.
Avis
par Judy Quinn
Je lance un appel à tous : si quelqu’un connaît le Libro de posibles de Jorge Luis Borges, ou en a simplement entendu parler (outre par les autres appels à tous publiés dans d’autres journaux et magazines et les propos délirants de M. Albion qui se dit le légataire universel de Borges mais qui n’est en fait que le petit-petit-cousin d’Octave Crémazie, et qui se targue de posséder la version invisible du fameux livre), ou si quelqu’un est déjà passé devant une certaine librairie d’une rue de la vieille Barcelone située au sous-sol d’un immeuble en pierres blanches décrépites, aux fenêtres en miroir, dont la porte rouge de devant ne s’ouvre qu’une seule fois par jour (il faut sortir par la cour arrière) et dont les rayons sont remplis de dizaines de milliers d’exemplaires de ce livre (tous différents manifestement), cette personne doit communiquer avec le magazine dans les plus brefs délais. Il se peut que cette librairie ait changé de ville, sans doute pour s’établir en Islande, d’où était originaire le propriétaire qui n’entendait goutte à l’espagnol après vingt ans passés à Barcelone, c’est ce qu’il m’a confié dans un français impeccable.
Dernier titre paru : Six heures vingt, poésie, Le noroît, Montréal, 2010.
par Vincent Thibault
Je l’ai d’abord approché par les œuvres d’Alberto Manguel et de Thomas Wharton, pour enfin acheter mon premier recueil de Borges de la même façon qu’on arrache un pansement. Ne pas trop réfléchir, tirer d’un coup. Ma réaction initiale fut de surprise : comment des textes aussi exigeants pouvaient-ils être aussi populaires ? Puis, c’est l’ellipse : je continue de lire, d’écrire, je tâche de vivre. Je crois sourire toujours autant, et je sais que dans l’émerveillement avec lequel j’aborde le monde, il y a de tout. Que tout est lié, que le présent dépend du passé, cet autre présent. Mais ce que j’oublie, c’est l’influence qu’a chez moi l’auteur de L’aleph. Peut-être est-ce la même chose chez tous ses lecteurs dotés de sensibilité et surtout de courage (sans quoi ils ne franchiraient pas dix pages d’étourdissantes références à toute la culture humaine, d’érudition malicieuse, de spontanéité travaillée). On pourrait avoir un projet infini, celui de catégoriser la littérature. Je veux dire, tout catégoriser : ce serait comme un immense ciel étoilé dans lequel les astres, les constellations, symboliseraient tantôt un auteur, tantôt une œuvre, tantôt un concept. Voyez ici, la comète Queneau… Là miroite le groupement Romantisme, et plus bas scintille le grammairien Patanjali… Là-bas, un phénomène rare se produit lorsque sont alignées les trois étoiles Pouchkine, Traduction et Prosper Mérimée. Borges n’est pas dans le ciel. Il est le télescope. Cet outil dans lequel la lumière triomphe d’un invisible labyrinthe, se dédouble, caresse des miroirs, et apporte enfin le monde à l’homme, l’homme seul et jamais seul. En tout cas, aucun autre écrivain ne m’aura à ce point fait sentir que l’univers est, tout à la fois, risiblement petit et infiniment vaste.
Dernier titre paru : La pureté suivi de Le promeneur, nouvelles et récits, Septentrion, coll. « Hamac », Québec, 2010.
Dans l’œil de Borges
par Odile Tremblay
Peut-on être influencé par Borges, ou même l’aimer, sans porter déjà en soi l’envie de s’égarer dans son propre labyrinthe intérieur ? Il est le maître de ceux qu’attirent les abîmes. Alors lorsqu’un paradoxe naît sous sa plume, quand des dimensions mystérieuses surgissent entre deux phrases sans s’annoncer, l’ombre de la poésie de Borges et son ironie guident souvent notre main, notre esprit. Osons un doute… Et si ce XXIe siècle, qu’il connut sans l’avoir côtoyé, avait été enfanté par sa prose ou rêvé par lui ? Agnostique, l’écrivain argentin voyait en Dieu le plus fascinant des concepts, préfigurant la quête de transcendance sans dogme qui marque notre aujourd’hui. Par ailleurs Internet, l’hypertexte existaient en germe dans ses bibliothèques aux ramifications infinies, à l’angle du miroir et du savoir. Nées de son imagination, les nouvelles technologies ? Quoi d’autre ? Il y a deux ans, je suis allée interviewer la veuve de l’écrivain, María Kodama, dans le quartier nord de Buenos Aires, au siège de la Fondation Borges flanquée d’un petit musée. L’auteur de L’aleph semblait toujours vivant dans sa mythique bibliothèque parmi les astrolabes, ses cannes d’aveugle et les miroirs devant lesquels il n’aperçut longtemps que son ombre avant de plonger dans la nuit. Dans un de ses poèmes, il comparait la vie à un fleuve, où « passe un visage autant que passe l’eau ». J’ai cru là-bas sentir un instant le sien flotter sur le río de la Plata, mais ses yeux grand ouverts voyaient tout.
Odile Tremblay est journaliste culturelle au Devoir.