MARTIN , BRIGITTE
C’est la nuit. Une religieuse arrive au Carré d’Youville. Un jeune homme est sur la muraille.
MARTIN – Aye, la burka ! Qu’est-ce tu fais là ?
BRIGITTE – Qui ça ? Qui m’appelle ?
MARTIN – Juste icitte. Check. Juste en haut du mur. Check la pleine lune, je suis juste devant.
BRIGITTE – Je vous vois mal.
MARTIN – Regarde, je descends quelque chose, tu mets ce que tu veux dedans.
BRIGITTE – Qu’est-ce que c’est ?
MARTIN – Une canne à pêche. Je pêche des poissons.
BRIGITTE – ?
MARTIN – Mets ce que tu veux. Envoye ! Ça a pas été bon aujourd’hui. Les jours de pleine lune, c’est jamais ben bon. Envoye donc ! C’est ton métier d’être bonne. Juste un peu d’argent pour un pauvre miséreux sans le sou qui se meurt de faim.
BRIGITTE – J’ai pas d’argent.
MARTIN – T’as pas d’argent !
BRIGITTE – Non.
MARTIN – Pas une cenne.
BRIGITTE – Non.
MARTIN – Qu’est-ce tu fais icitte d’abord, pas d’argent, en pleine nuitte ?
BRIGITTE – Je suis perdue. Je viens de me faire attaquer. En bas de la côte. Il y a une bande de jeunes qui m’a agressée.
MARTIN – C’est pas une place, le Carré, pour les bonnes sœurs, la nuitte.
BRIGITTE – Je suis pas bonne.
MARTIN – Ils t’ont-tu volée ?
BRIGITTE – Non.
MARTIN – Ils t’ont-tu fait mal ?
BRIGITTE – Oui.
Elle s’en va.
MARTIN – Où’ce tu vas ? Aye, réponds-moi, je te mangerai pas. Où’ce tu vas ?
BRIGITTE – On est au Carré d’Youville ?
MARTIN – Oui.
BRIGITTE – Je cherche un autobus.
MARTIN – Tu pourras pas prendre le bus, t’as pas d’argent.
BRIGITTE – J’en ai juste assez pour ça.
MARTIN – Aye, tu m’as dit… Tu m’as menti !
BRIGITTE – Non, je t’ai pas menti.
MARTIN – Tu m’as menti !
BRIGITTE – Je t’ai pas menti, j’ai pas d’argent pour autre chose que ça. Si j’en avais plus, je t’en aurais donné, crois-moi. Je te jure, crois-moi.
MARTIN – Y en a plus de bus à cette heure-là.
BRIGITTE – Ah non ?
MARTIN – Ben non. D’où’ce tu sors ?
BRIGITTE – Pourquoi on m’a dit que c’était ici d’abord ?
MARTIN – Je le sais pas.
BRIGITTE – J’ai pris la peine de leur demander : je suis perdue, je voudrais prendre un autobus. Ils le voyaient bien quelle heure il était ! Pourquoi ils m’ont fait monter jusqu’ici si c’était pas vrai ? Je me suis fait attaquer !
MARTIN – Je le sais pas. Prends un taxi.
BRIGITTE – J’ai pas d’argent !
MARTIN – Comment t’es venue icitte d’abord ?
BRIGITTE – Arrête de toujours me poser des questions ! C’est pas de tes affaires ! Laisse-moi tranquille !
MARTIN – Aye, wo, wo, là, les nerfs, les nerfs.
BRIGITTE – Je suis en colère.
MARTIN – Je t’ai rien fait, moi.
BRIGITTE – Je suis pas en colère contre toi, je suis en colère contre la situation…
MARTIN – C’est beau.
BRIGITTE – Je suis en colère contre contre Je suis en colère contre Dieu.
MARTIN – Dieu !
BRIGITTE – Oui, Dieu.
MARTIN – Qu’est-ce qui t’a fait ?
BRIGITTE – Il m’a abandonnée, il a abandonné notre maison.
MARTIN – Quelle maison ? Scuse-moi si c’est une question mais là…
BRIGITTE – Ma maison. Mon couvent. Ça fait 25 ans que je suis là, que j’en suis pas sortie, pis là…
MARTIN – T’en es jamais sortie !
BRIGITTE – Non.
MARTIN – Jamais, jamais.
BRIGITTE – Non. Oui. Une fois. Quand ma mère est morte.
MARTIN – Peux ben être pardue !
BRIGITTE – Et là, comme il y a plus assez de religieuses, ils l’ont vendu. Pour faire des condos. J’ai donné ma vie, moi, à Dieu. Je suis entrée au couvent, j’avais vingt ans. À une époque où il fallait être courageuse pour abandonner le monde parce que le monde de ma jeunesse était beau, il était en fleurs, il était fait pour la jeunesse et la jeunesse était belle, elle était libre et insouciante parce que tout était possible et qu’on avait toutes les permissions et les filles pouvaient avoir tous les garçons et moi j’étais belle, j’avais un corps comme un cadeau, et les gars étaient à mes pieds, j’avais qu’à sourire, il en tombait dix, j’avais qu’à pas les regarder, il en tombait vingt, j’avais qu’à passer la main dans mes cheveux, j’en attrapais plein comme dans un filet. Et j’aimais les garçons. J’en ai aimé un en particulier et j’ai su ce que ça faisait un homme dans mon corps. Mais plus que les garçons, j’aimais, point. J’aimais, j’aimais, j’aimais et j’ai aimé par-dessus tout Celui qui créait tant de beauté. C’était comme ça, j’étais en totale admiration devant un être qui pouvait créer tant de splendeur et quand mon père est mort, je suis entrée au couvent. Je me suis mariée avec Lui, le Créateur de toutes les beautés. Et le couvent dans lequel j’habitais était magnifique. Et la campagne dans laquelle était mon couvent était magnifique. Et j’ai prié, prié et prié de tout mon cœur, de toute mon âme pour la beauté du monde. Et quand les bombes explosaient, quand la terre et les femmes étaient saccagées et brûlées, quand les enfants et les pauvres animaux étaient torturés et découpés, quand la noirceur du cœur des hommes étendait de plus en plus les horreurs de sa nuit, je me disais, à travers mes doutes, à travers mes pleurs, je me disais que l’aube arriverait bientôt et que c’était mon combat à moi par mes prières de répandre la beauté et l’amour comme un diamant répand tous les miracles de la lumière. Mais chez nous, il y a pas eu de tragédie, ni de martyr de la foi, ni de torture, ni de dévastation ; il y a eu un promoteur immobilier. J’avais pas prié contre les promoteurs immobiliers. Ni contre mes propres sœurs supérieures. Qui ont décidé de vendre parce que la communauté n’a plus de filles et plus d’argent. Notre diamant s’est éteint à son tour, comme plein d’autres, et je suis en colère contre Dieu de l’avoir abandonné.
MARTIN – Tu t’es sauvée ?
BRIGITTE – Oui. Je refuse cette obéissance-là.
MARTIN – Le jour avant que l’autobus vous embarque, t’as piqué une poignée d’argent dans un tiroir pis tu t’es sauvée.
BRIGITTE – Comment ça tu sais ça ?
MARTIN – Je me suis déjà sauvé moi aussi.
[…]
Michel Nadeau est metteur en scène, auteur et comédien. Directeur artistique du Théâtre Niveau Parking depuis 1987, il est à l’origine du projet Regards-9.
Diplômé du Conservatoire d’art dramatique de Québec en jeu et en mise en scène, Michel Nadeau a aussi étudié à l’École Jacques Lecoq à Paris. En 1993, il met en scène son premier texte, BUREAUtopsie. Plus récemment, il a cosigné et mis en scène Lentement la beauté (Masque de la meilleure production « Québec » en 2004),puis signé et mis en scène Les mots fantômes. On lui doit aussi la mise en scène de Sans sang, d’après Alessandro Baricco, pièce créée au Théâtre Périscope en 2007. Directeur du Conservatoire d’art dramatique de Québec de 1996 à 2004, Michel Nadeau y enseigne toujours, et ce, depuis 1986.
Michel Nadeau a publié :
Lentement la beauté, avec Marie-Josée Bastien, Lorraine Côté, Hugues Frenette, Pierre-François Legendre, Véronika Makdissi-Warren, Jack Robitaille, L’instant même, 2004.