– Est-ce que c’est le film de Delon ? demandait une femme, derrière moi. Est-ce Téhéran 43 ? Elle avait un accent étranger et devait être jeune. Elle avait posé la question à un couple d’adolescents qui venait sûrement du quartier Portales. Discrètement, je me suis retourné. La femme à l’accent étranger observait la jeune fille de Portales, qui se tortilla, baragouina quelque chose et interrogea, à son tour, du regard, son compagnon ou son copain.
– Oui, oui, celui de Delon, insista la dame.
Elle devait être Américaine. Elle avait un air, de l’allure et de grands yeux bleus, et des bras ! Mon fantasme.
– Non, ce n’est pas ça, répondit le garçon, avec un sourire idiot.
La belle petite américaine, de vingt et quelques années, se leva pour quitter la salle.
– Oui, oui, c’est ça, m’empressai-je de dire, en me tordant le cou, c’est le film de Delon, Téhéran 43.
Elle murmura un merci, en souriant avec ennui. Elle dut penser qu’il y avait toujours quelqu’un qui se mêlait de ce qui ne le regardait pas.
On s’est tous réajusté dans nos sièges respectifs. Moi, j’ai palpé et agrippé la canette de Coca-Cola pour vérifier si elle était encore froide. Il faisait très chaud. C’étaient les journées les plus chaudes de ces jours de printemps. Tandis que je prenais une grande gorgée, j’ai pensé que je devais affronter Lopitos, que je devais trouver le moment propice pour une rencontre. Peut-être qu’on devrait manger ensemble. Mais, je l’imaginais déjà, il dirait : « Salut, mon cher Feldespato, tu as l’air bien en forme. J’ai su que tu ne buvais plus, Feldespato. Pourquoi est-ce que tu ne me confierais pas le secret ? »
J’ai regardé ma montre. Quatre heures pile. On a éteint les lumières. Une autre gorgée de coca. Et si ce n’était pas Delon ? Je me torturais. Et si ce n’était pas Téhéran 43 ? Ça m’est déjà arrivé auparavant. Mais non. C’était Téhéran 43, en mexicain Nid d’espions. Les couleurs et les images ne sont pas mal. Il s’agit d’une conspiration pour abattre Churchill, Staline et, qui encore ? Roosevelt ? Des changements, très rapides, de temps et d’espace. Il m’est impossible de me concentrer. Le premier visage connu est celui de Cürd Jurgens. Est-ce son dernier film ? L’héroïne Natacha Beloknostikova est belle. Elle a un visage moins long que son nom, dodue mais jolie. Dans quelques scènes, elle a les cheveux courts et blonds et, dans d’autres, bruns.
Et M. Delon. Il était là M. Delon, il portait un imperméable blanc, et il se permet, à son habitude, des costumes sur mesure, mais l’imperméable lui est un peu trop grand. Il ne sait peut-être pas qu’on peut faire faire des imperméables sur mesure. Si mon oncle Pancho, le tailleur, avait eu le courage d’aller vivre à Paris M. Delon a des cernes autour des yeux, et on voit l’ombre de l’âge défiler sur ses joues et son menton, là où il a une cicatrice blanche. Mais seulement dans quelques scènes. Après, il apparaît sans cernes, ou sans cette ombre dans la même séquence du film. La cicatrice, la balafre est toujours là. C’est bien le genre de M. Delon.
Ma tête commençait à tomber. Le sommeil est mon détecteur infaillible de films ratés ou mauvais. Gagné par le sommeil, je faisais des efforts pour que ma mâchoire ne tombe pas. J’ai aperçu M. Delon en train de jeter un bras autour des épaules de l’héroïne, Natacha Beloetcetera. Tout le monde a ri dans la salle. Tout le monde a célébré le geste du gentleman.
Je sors du travail prêt à retrouver un ami pour qu’on mange ensemble. Pétunia a dû aller à une fête avec ses collègues de bureau. Mais dans l’avenue Reforma, j’évite Lopitos. Manger avec Lopitos aurait voulu dire une cuite de trois jours. J’espère qu’il ne m’a pas vu et n’a pas pensé que je ne voulais pas lui parler. Je regarde la montre. Deux heures de l’après-midi. Il est tôt, mais j’ai faim. Je n’ai pas pris mon petit-déjeuner pensant que je devais attendre l’heure du midi, mais surtout l’heure de toucher ma paye. Les tacos, des vendeurs ambulants, ont converti mon estomac en cage de léopards. Je mangerai n’importe où et bien. Je choisirai l’endroit à la dernière minute. Je rôderai.
J’avance par l’avenue Reforma. J’échange le billet de loterie qui se termine par cinq par un autre billet qui se termine, lui aussi, par cinq. C’est ce que mon horoscope me suggère. Je traverse la rue Bucareli, je marche dans l’avenue Juárez, j’entre dans le centre commercial de l’Hôtel du Prado. Je demande au vendeur s’il a le tome d’Henry Miller dont j’ai besoin. On ne sait pas quand il arrivera. Il me dit que je devrais savoir qu’il n’y a pas d’importations. Il bâille.
Je marche dans la rue Revillagigedo. Je tourne à gauche par la rue Independencia. Les gens marchent à grands pas. Je me joins à la fugue. Si je parle avec un bégayeur, je bégaye. Si je vois quelqu’un qui louche, je commence à loucher. Je me retrouve, tout de suite, devant le bistrot Nochebuena. Je pousse les portes battantes. Je crois reconnaître le bistrot. Bien sûr ! Je claque des doigts. Quelques années auparavant, je buvais là-bas, chaque soir, jusqu’à me saouler avec des collègues d’un autre bureau, jusqu’à ce qu’on nous mette dehors. C’est formidable. C’est formidable qu’il s’agisse de ce bistrot et pas d’un autre. Magnifique. Je suis tellement heureux. J’aperçois le serveur opulent qui a dû surmonter tellement d’épreuves en échange de nos médiocres pourboires. En échange de pourboires réellement misérables. Il me regarde du coin de l’œil, comme s’il regardait un étranger, un client non habituel. Ça fait déjà tellement longtemps.
Je me lave les mains. J’entre aux toilettes. Comment est-ce possible d’avoir envie de ? Avec cette soif épouvantable ! Je préfère prendre une table que de m’asseoir au comptoir. Je bois la bière, presque d’un trait. Les clients sont les mêmes. Ça doit être ça. L’endroit n’a pas changé non plus. Des tostadas dures avec de la sauce à la mexicaine. Je lis le menu sur le tableau. Mojarra et romeritos. Je demanderai une mojarra, bien que, jamais, dans aucun endroit de la ville, il n’y ait de la bonne mojarra. Elle perd du goût à cause du temps qu’elle passe au congélateur ou dieu sait pourquoi. Mojarras, celles de mon village. Romeritos, c’est mieux. Non, de la mojarra et un petit verre de vin blanc, et pourquoi pas deux verres ?
Je change d’avis à la dernière minute. Je demande des romeritos. Pétunia n’aime pas ça. J’en profiterai puisqu’elle n’est pas là. Les romeritos ont bonne mine. Toutefois, quand j’observe une, deux, trois, quatre tortas de crevettes, je doute de leur vraie identité, et le vin est chaud. De mauvaise humeur, je demande qu’on le refroidisse. Je devrais admettre que je me suis trompé. Le mole des romeritos est trop fort pour pouvoir l’accompagner avec du vin blanc. Puisque j’ai changé d’avis à propos de la mojarra, pourquoi est-ce que je ne le ferais pas pour le vin ? Je pourrais commander la mojarra en second plat et, prendre ainsi le deuxième verre de Non, l’addition et je me barre de ce bistrot.
Je marche dans la rue Independencia, face au soleil, et j’entre dans le Texcocana. J’aime bien ses tortas. Mais, j’ai honte d’en commander une. J’en commanderai deux de plus pour Pétunia. Je lis la liste sur le tableau. Mais je change d’avis. J’en avale une aux avocats et une autre à la morue. Je me lèche. Pétunia me remerciera de ne pas lui avoir apporté à manger. Elle sera plus que satisfaite. Qu’est-ce qu’elle aura mangé ma poule ?
Et si je regardais un film ? Quelle bonne idée ! Je me rappelle qu’on est en train de passer un film d’Alain Delon au Real Cinema. Mais, qu’est-ce qu’on projette au Regis ? Je marche dans l’avenue Balderas et dans l’avenue Juárez. Le soleil est en train de s’écrouler. Un film d’Isela Vega. Ouf. Je continue dans Balderas, et ensuite au Real Cinema. Les guichets n’étaient pas encore ouverts. Une femme, grillée par le soleil, vend des hot dogs et des boissons. J’ai mangé avec un appétit d’ogre. Les romeritos ou une torta auraient été largement suffisants. Zut. Je demande un jus d’ananas. J’ai très soif. « Seize pesos », dit la vendeuse, lasse et contrariée. Ça coûtait quarante sous.
Je fais le tour du pâté de maison. Trois hommes assaillent une femme à coups de compliments. Elle avait des hanches de danseuse de rumba de Veracruz, explosant dans une robe de printemps, en soie avec des motifs à fleurs. Un garçon de sept ou huit ans écoute du rock en anglais, avec sa radio portable, tandis qu’il surveille les yoyos de plastique en vente. Un pédé m’observe du coin de l’œil, comme seulement eux savent le faire. On n’ouvre pas encore le guichet. Je décide de faire encore un tour à l’avenue Juárez.
Je me sens tellement bien, seul, avec moi-même.
L’air qui souffle est torride, et il balance les basques de la veste contre mes bras de chimpanzé. Il balance les basques contre mes bras de chimpanzé et je découvre du coin de l’œil que la poche gauche intérieure est déchirée. Je me rends compte que j’ai coincé le stylo dans un trou ouvert par la force de l’usure. Mais, ce n’est pas ça le pire. Le pire, c’est que le bouton de la veste est tombé. Il est tombé hier et il s’est précipité, en roulant, dans une bouche d’égout. À cause du bouton qui manque, l’air fait flotter les basques de la veste contre mes bras de chimpanzé. Je tiens les revers comme si je cherchais à me boutonner.
Oui, bien sûr, j’ai d’autres vestes. Ce n’est pas à cause de la crise économique, non. J’en ai d’autres. Pas beaucoup, deux ou trois de plus, mais j’aime bien ce blazer, et je ne voulais pas déranger Pétunia avec l’histoire du bouton. J’ai oublié de m’en procurer et de ramener une aiguille, du fil et un dé à coudre au bureau. Je ne l’ai pas dit à Pétunia, hier, parce qu’elle était très heureuse, essayant et modelant les vêtements que Montserrat lui avait offerts. Montserrat part en Europe, tous les printemps, avec quinze valises et le portefeuille épais. Qui sait quel était le destin final qu’avaient, avant, les vêtements que Montserrat utilisait pendant l’année. Cette fois, elle a offert à Pétunia plusieurs pièces en excellent état, et Pétunia était là, hier, face au miroir me demandant ce que je pensais de ce pantalon, de cette jupe, de cette chemise, et elle me le disait avec une telle joie, une telle émotion et tellement sans complexes que j’en étais attendri. J’ai juré que je lui achèterai des vêtements neufs dès que je gagnerai à la loterie. Tout ce qu’elle a envie d’avoir. Son faible, c’est les chaussures. Tant qu’il s’agit de chaussures, il ne faut pas penser aux économies. Qu’elle achète les chaussures dont elle a envie, avec ou sans crise. Si je gagne aujourd’hui à la loterie
L’air chaud me décoiffe et frappe les lunettes qui me protègent du soleil et un peu du smog. Qu’elles me protègent de ce putain de smog qui colle de tous les côtés. Un flot de gringas adolescentes jaillit d’un Vips. Elles sont tellement bavardes et criailleuses qu’elles ressemblent à des urubus et des quiscales et des foulques de ma jungle bien-aimée.
Je tourne autour du pâté de maison. Enfin, j’entre au cinéma. J’aperçois les Coca-Cola. Et s’ils étaient chauds ? C’est mieux si j’en achète au milieu du film. Je viens d’avaler un jus d’ananas. Le psychiatre m’a dit que l’angoisse provoque beaucoup de soif. Tant que je n’ai pas le cancer, tout va bien. Je demande s’ils sont glacés. « Oui », dit, en souriant, la vendeuse. Elle sourit ! Vraiment bizarre. Est-ce grâce au printemps ? J’achète le coca pour ne pas sortir au milieu du film. Je sens que mes pieds sont serrés. C’est une grosse erreur que de mettre des bottes et des chaussettes en coton pendant ces jours-ci. J’enlève les bottes, je les range sous le siège d’en face et je les coince avec les pieds. Quelqu’un peut arriver et, poum, me les voler, ou des rats, pour de vrai, les dévorer.
Ma tête commençait à tomber. Le sommeil est mon détecteur infaillible de films ratés ou mauvais. Gagné par le sommeil, je faisais des efforts pour que ma mâchoire ne tombe pas. J’ai aperçu M. Delon en train de jeter un bras autour des épaules de l’héroïne, Natacha Beloetcetera. Tout le monde a ri dans la salle. Tout le monde a célébré le geste du gentleman.
Changement de temps et d’espace. On est en 1943, puis en 1982, 1980. On est à Londres, puis à Téhéran, ensuite à Paris. Formidable. Je sens une telle nostalgie de Londres et de Paris. J’y ai été grâce aux nombreux films que j’ai vus. Mais, à ce moment-là, au Real Cinema, j’avais la tête qui tournait et je n’ai pas pu me concentrer. Changements de temps et d’espace, et j’ai décidé, au diable ! Ça suffit. Je me suis levé. Derrière moi, quelqu’un a fait de même et nous nous sommes retrouvés dans le couloir. Nous nous sommes presque cognés. C’était la fille à l’accent américain mais d’une expression, remarquablement, mexicaine.
– Ça ne vous a pas plu ? j’ai demandé, en murmurant.
– Non, dit-elle. Trop de changements dans le temps et dans l’espace.
J’ai souri.
– Une belle chaleur, une belle atmosphère– elle a aussi ajouté, dans un murmure –, et le maître Delon, comme d’habitude.
Elle avait dit : le maître !
– Oui, j’ai dit, c’est ce que je pense aussi. Nous partageons le même avis.
Elle me sourit et nous avançons, par le couloir, vers la sortie. Elle, elle marche comme marchent ces filles qui ont une prodigieuse déviation dans la colonne, juste au niveau des hanches, et ça me rend fou.
– Do you speak english ? J’ai osé demander.
– Oh, yes, and you ?
– I don’t.
Elle a souri une fois de plus. Mon dieu, je fonçais, j’étais en train de foncer. Je l’inviterai à prendre un café. Non, un verre. C’est déjà l’heure. Un cocktail.
Pardonne-moi, Pétunia. S’il te plaît, pardonne-moi, ma poule. C’est la dernière fois que je dépense l’argent du loyer. Je te le promets.
Nous sortons au vestibule. Je la regarde en face. Ce visage, ce visage, où est-ce que je l’ai vu auparavant ? Où ? Alors, à cet instant même où je regardais ma montre, elle s’en était rendu compte. Elle m’a regardé de haut en bas et ses yeux bleus sont restés fixés là.
Je n’avais pas de chaussures. J’avais oublié mes bottes ! Je ne pouvais pas les laisser. Je n’en avais pas d’autres. Comment lui expliquer ? Je voulais tomber foudroyé. Ce n’était pas seulement pour le grotesque de la situation. J’ai souhaité avec ardeur que tout ne soit qu’un rêve. J’ai souhaité me retrouver flanqué sur le siège, le film terminé et les lumières allumées
– Je reviens tout de suite, j’ai dit. Je m’appelle Feldespato. T’auras envie de prendre un verre ?
J’ai couru comme un cerf paniqué. J’ai pris les bottes. Je commençais à les mettre dans le couloir, en faisant des bonds ridicules. « Regardez ce fou », devaient se dire les gamins de Portales.
Quand je suis revenu, elle n’était plus là. Elle ne m’a pas attendu, et si j’allais aux toilettes pour faire pipi ? Mais non.
Je suis sorti du cinéma, traînant ma poisse. Pourquoi est-ce que ça devait m’arriver ? Pourquoi ? Je me suis approché des affiches, découragé. J’ai la mauvaise habitude de les regarder à la sortie, pas avant. Je me suis planté là, en regardant sans voir, déprimé. Les yeux fixés sur les affiches, et elle était là. Sur les affiches. C’était Natacha. J’avais p
arlé à Natacha. Je le jure sur mes bottes ! Seulement, en personne, elle avait les cheveux blonds et une
coupe au carré.
Elle était plus belle ainsi.
Chantico, la déesse du feu
Marco Aurelio Carballo est né à Tapachula, au Chiapas.
Parmi ses livres les plus importants, mentionnons Polvos ardientes de la segunda calle (1990), Crónica de novela (1992) et Mujeriego (1996). En 1994, il a reçu le prix Rosario Castellanos, en 1997 le Premio Nacional de Periodismo y de Información, et en 1998 le Premio Nacional de Periodismo José Pagés Llergo. Aujourd’hui il est directeur adjoint de la revue Época ; il collabore régulièrement à de nombreuses publications au Mexique.
Nahed Noureddine est étudiante au doctorat en linguistique (traductologie) à l’Université Laval.