Roman de murmures réveillés par des murmures qui se réveillent. Roman de balbutiements haletants d’angoisses tissées entre les échos qui les entraînent de rumeurs dessinant l’image d’une étrange éternité qui s’empare peu à peu de notre perplexité au fil de la lecture.
En effet, ce sont bien des réactions de désarroi et de perplexité qui nous envahissent et qui sont à l’origine de la seule question qui, de page en page et à tout moment, nous fait errer entre le remords et le non-sens, ou entre une profonde tristesse et un total sens de l’absurde. De fait, le sens de cette question incertaine et même de ce roman dans son ensemble paraît s’éclaircir lorsqu’on a recours à quelques vers d’Octavio Paz : « Ne se passe-t-il rien lorsque passe le temps1 » dans Pedro Páramo ?… Ne se passe-t-il rien lorsque passe la mort dans Pedro Páramo ?… Non, il ne se passe rien, nous répondrait sûrement l’auteur. En réalité Juan Rulfo nous le dirait : il ne se passe rien, rien, rien. En utilisant la voix de chaque personnage et les murmures qui traversent comme des échos la mémoire de ceux-ci, Juan Rulfo invoquerait qu’au moment de notre mort il ne se passe rien au delà d’une immortalité sans repère sur le calendrier, d’une immutabilité sans histoire, d’une éternité qui ne se mesure ni avec les années ni avec une époque précise.
Hors du temps
C’est ainsi que, soumis à l’évidence d’un récit paradoxal de défunts, nous comprenons ce qu’invoque vraiment le texte : la lecture de Pedro Páramo exige avant tout que nous nous appropriions l’intemporalité où sont ensevelis les dires de chacun des personnages, car de cela dépend notre compréhension du texte. Ou encore, dans l’autre extrémité de cette même perspective, la plus grande exigence de Pedro Páramo consiste à dissoudre notre expérience de la temporalité – autant le duratif que le circonstanciel, autant le sempiternel que l’éphémère –, et ce, afin de mieux saisir l’histoire d’une vie déjà vécue, d’une vie qui se passe dans son passé là-bas à Comala : centre de l’univers à partir duquel l’auteur a élaboré un texte qui se veut à contre-courant, dans tous les sens du mot.
C’est un roman à contre-courant parce qu’il parle, entre autres, d’un village de défunts dont la vie se déroule sans qu’une fin lui soit connue, et sans que le début soit exprimé de façon à perdurer clairement dans le temps – d’une certaine façon, un sens formel de progression ne semble pas exister ni dans le village ni dans le récit. Essentiellement, c’est un récit à contre-courant parce que Juan Rulfo ne se contente pas d’instaurer le non-temps en tant que fil conducteur de la lecture ; il nous introduit dans un univers de soupirs dans lequel l’exploration se transforme en mots ; les mots, en douleur ; et la douleur, en poésie. C’est à ce moment, sans nul doute, qu’il conviendrait de s’interroger : pourquoi ces éléments – l’exploration, la douleur et la poésie – font en sorte que Pedro Páramo soit un texte à contre-courant alors que ces mêmes éléments dans d’autres œuvres ne produisent pas le même effet ? La réponse se trouvera probablement en analysant séparément chacun des éléments énumérés.
La naissance d’une autre mort
Dans un premier temps, Pedro Páramo est un texte à contre-courant parce qu’en dépit du fait qu’il nous propose une vie qui parle de sa propre mort, il ne présente pas l’élaboration d’un au-delà inspiré d’obscurités terrifiantes qui auraient pu nous faire penser à Geoffrey Chaucer, et encore bien moins aux visions mystérieuses de Robert Kirk dans La communauté secrète. Bien au contraire, ce roman est une exploration thématique précisément parce que les esprits ne nous effraient pas et parce que les cimetières ne nous exhibent aucune espèce de spectre agité sortant de sa réalité souterraine – nous sommes en ceci bien loin de Dante, de Goethe et même de José Zorrilla ou de Giovanni Papini. Et pourtant, la vie, ici, se déroule et se résout grâce à des conversations inter-tombes, soit grâce aux dialogues et aux rumeurs qui, nous le savons bien, ont lieu à proximité des corps et des cercueils où gisent Pedro Páramo, Susana San Juan, Juan Preciado, Doloritas la souffre-douleur, et Abundio le résigné, pour n’en mentionner que quelques-uns.
Dans un deuxième temps, nous pouvons et nous devons établir que Pedro Páramo est un texte à contre-courant, car en expliquant le temps incalculable de la mort, il fait émaner de ses pages une douleur en quelque sorte insoupçonnée et insupportable. De façon plus concrète, cela se traduit par le fait que la douleur des personnages n’est pas une élaboration de plus du thème de la fatalité avec laquelle Sisyphe découvre l’inutilité de son labeur : dans le texte de Juan Rulfo, personne ne tente de deviner la durée de l’éternité ou, pour l’exprimer d’une autre façon, personne ne s’occupe de comptabiliser les jours de vie appartenant à la mort. Non. Ici, la douleur est d’une atrocité insoupçonnée en plus d’être terriblement inattendue, car elle a pour origine une certitude postérieure à un quelconque moment d’espoir et antérieure à une quelconque réaction de la conscience : celle d’arriver à savoir, ou de savoir, ou d’avoir su depuis toujours que « nous serons enterrés pendant très longtemps ».
Finalement, ce roman va à contre-courant parce que les mots qu’il comprend se transforment en poésie en nous évoquant une toute nouvelle signification de la réalité qui transforme, complète et rend plus intense notre compréhension du monde. Les mots employés par Rulfo font peu de concessions à la forme extérieure dans laquelle ils sont compris. Ni même la définition de ce que l’on entend par le genre littéraire du roman, ni même l’histoire de notre langue, qui exige l’usage rationnel de ses mots, minent la nouveauté qui émane de chaque mot, de chaque terme, de chaque paragraphe transformés en murmures – des murmures réveillés par des murmures qui se réveillent. De plus, au-delà de la simple rupture avec le genre littéraire, la vivacité poétique de Pedro Páramo part de la recréation de la réalité en regardant vers l’intérieur, de sa représentation en partant du silence haletant de ses personnages, et de sa réinvention en demeurant toujours près du cœur des âmes qui existent dans la mémoire des autres âmes – et il faut insister sur ce fait : toutes ces âmes sont déjà mortes pour toujours.
Et pourquoi ne pas exprimer tout ceci d’une autre façon : Pedro Páramo, c’est de la littérature à contre-courant précisément parce que son histoire a été inspirée du côté opposé de la vie dans le but d’écrire une forme de mort naissante, qui s’exprime, comme jamais auparavant elle ne l’avait fait, et qui découvre, d’une toute nouvelle façon, son absence parmi nous.
Les ubiquités superposées
En partant d’une perspective un peu plus structurelle pour observer le roman, on peut aisément affirmer que Pedro Páramo représente un long et sinueux chemin à travers les balbutiements de quarante-trois personnages fragmentés en d’innombrables bribes narratives. Dans chacune de ces bribes de texte, les personnages délaissent successivement leur rôle de narrateur pour devenir des auditeurs ou les interlocuteurs de nouveaux murmures. Au milieu de cette diversité bigarrée de souffles et de perspectives narratives, la mort de chaque personnage perd de la force et de la signification si on ne la relie pas avec l’éternité qui l’entoure. Le même phénomène se produit dans le cadre d’une perspective purement textuelle : le récit d’une seule voix perd de son importance s’il n’est pas intégré à toutes les autres instances narratives. Ainsi, autant dans la vie quotidienne de notre lecture que dans la mort quotidienne du roman, la conscience de l’être et de l’existence ne peut se concrétiser que dans le regard de l’autre car, de façon réaliste, nous tous, autant les lecteurs que les personnages de Rulfo, sommes et existons s’il y a une présence humaine à nos côtés qui puisse être témoin de notre existence au même moment où nous sommes témoins de la sienne. Dans Pierre de soleil, Octavio Paz illustre une fois de plus toute la portée de l’œuvre de Rulfo : « Il n’y a pas de moi, toujours nous sommes nous autres2 ». Étant donné que les personnages sont ainsi transformés en chuchotements d’une seule et même éternité qui prend le nom de Comala, le roman nous transmet la vérité qui est sans doute la plus absolue qui soit : Pedro Páramo est un personnage collectif, c’est l’histoire d’un nous-tous et l’expression d’un toujours-ensemble car, comme le dit si bien Rosario Castellanos dans Jugements sommaires3, en mourant, le personnage central absorbe, érode et anéantit tout parce que « le peuple meurt avec lui », parce que Comala c’est lui, mourant d’une mort parallèle.
Le lecteur se trouve donc dans une fosse commune, face aux personnages d’un livre dont le récit nous fait passer par le domaine des forces de l’inévitable. Et quoi encore pourrait définir plus clairement la lecture de ce livre qui prend l’allure d’un voyage dans les méandres de l’inévitable ? Avant la mort, ou avant la non-vie, et bien avant la peur sentie face à une éternité inconnue ou antérieure au désir d’une rédemption préméditée, l’inévitable dans Pedro Páramo se constate dans le fait de nommer le destin et, par le fait même, de le rendre immobile, immuable et impérissable. En marge de toute référence à la religion, nous pouvons dire que parler du destin, c’est arrêter de le construire ; dire ce qu’il est, c’est pétrifier ce qui aurait pu acquérir une existence propre par transformation et mouvement ; le nommer, c’est assister à l’événement de ce qui n’a pas pu être, et de ce qui ne pourra pas s’empêcher d’être : évolution sans conséquence, déroulement sans rebondissement ou, simplement, enfermement du moi qui assiste à la perte de ses rêves et, encore pire, à la perte de sa capacité même de rêver. Ainsi, en dépit du grand silence qui les entoure, les personnages de Rulfo assimilent vraiment cette notion de ce qui ne peut être ni sauvé, ni évité, car, en expliquant les détails et l’origine des balbutiements perçus, tous finissent par se souvenir de ce que fut leur vie, tous finissent par la raconter, par en parler, ou par donner une expression finale à leur façon d’avoir vécu « la mort de leur vie », si nous pouvons nous permettre de l’exprimer ainsi.
Le passé-futur
Un des aspects les plus évidents et sans doute les moins commentés dans Pedro Páramo a trait à la façon dont chaque paragraphe rapporte les balbutiements qu’il contient à la page subséquente, page que le lecteur distingue d’emblée comme étant une partie de l’histoire connue d’avance. On pourrait penser que chaque page du récit est construite dans la cour intérieure de la mémoire des personnages, mémoire qui, une fois exprimée, se transforme instantanément en un fait connu depuis toujours – rappelons-en les raisons de nouveau : à Comala, tous les personnages sont morts depuis on ne sait plus trop combien de temps. En d’autres termes, pendant que les personnages partagent leurs souvenirs, ils construisent un éternel retour à ce monde du passé dans lequel coexistent tout ce qui peut arriver et tout ce qui est déjà arrivé. À ce moment, nous comprenons que nous lisons vers l’avant ce qui s’installe dans le passé de Pedro Páramo, ou que nous voyageons dans le futur du roman si, et seulement si, nous savons regarder vers le passé à travers chaque mot, chaque ligne, et chaque page qui s’additionnent au fil de notre lecture Cela signifie-t-il que la lecture de l’intemporalité de Comala soit une forme de « délecture » ?… Il vaudrait mieux dire que non, que nous déchiffrons seulement à reculons le futur de la mémoire de nos morts, et ce, peut-être parce que Juan Rulfo a eu l’intuition que si la littérature faite par les vivants suivait un ordre conventionnel et progressif, celle qui aurait trait aux formes mortes de conter les histoires devrait aller dans la direction opposée à ces conventions ou, à tout le moins, faire preuve de cécité syntaxique ; cette cécité propre au défunt qui écrit sa mort alors qu’il se trouve de l’autre côté de la vie. Pendant que cette mort progresse et fait des pas vers l’arrière, elle doit nous emporter vers l’avant tout en nous installant aussi dans une lecture figée à mi-chemin entre l’intention de ne pas perdre de vue ce que l’on vient de découvrir et l’intuition d’avoir tout su depuis toujours.
Lieu de mémoire
Dans ce même état d’esprit, si ce village mexicain est omniprésent dans le temps et exige que nous assumions l’intemporalité pour le comprendre, et si la voix de chaque personnage indique la mort de tous les autres d’un seul coup, et si sa forme narrative se fait également omniprésente dans cette textualité singulière qui recule vers l’avant quand elle se souvient de ce que fut son futur, que se passe-t-il avec les dimensions matérielles de Comala ? Où est Comala ? Où se situe ce village, ou du moins, comment l’identifie-t-on ? Il fallait s’y attendre : sa géographie semble appartenir à tous ceux qui passent par sa lecture et non seulement à l’État de Jalisco. Comala est l’ébauche identifiable de toute réalité humaine qui, comme nous l’avons déjà mentionné, a cédé à la tentation de parler de son destin avant de le pressentir. Juan Rulfo a lui-même expliqué à la télévision espagnole pourquoi il était vraiment impossible d’identifier Comala à aucun village ou bidonville de Jalisco, son État natal. La raison, expliqua-t-il après avoir reçu le prix Prince des Asturies en 1983, c’est que Comala peut être n’importe quel espace habité par le dialogue que nous maintenons avec nos morts et par les voix présentes dans la mémoire de ces morts. En conséquence, Comala peut être perçu comme une réalité où trouvent un nouvel écho les ambiguïtés avec lesquelles fut construite la ville la plus « célestinesque » de toutes – la ville dans laquelle vivent et meurent Calixte et Mélibée. En se rendant impossibles à identifier, les deux œuvres ont choisi l’universalité puisque Comala, autant que la réalité urbaine de La célestine, nomme une seule et même éternité dans tous les villages possibles : Comala est n’importe quels ici et maintenant qui émergent quand on pense aux morts, ou comme il arrive souvent, quand ces morts parlent et nous parlent à travers les objets qui leur ont appartenu un jour ; les chaises qu’ils ont laissées derrière eux, les chemises qu’ils n’ont jamais portées, les parfums attrapés en pleine rue, de même que les plats favoris préparés en pensant au frère, à la mère, à l’oncle-grand-mère-cousin-père-nièce qui ne sont pas morts pour toujours à l’heure du repas.
Oui, même s’il est possible que le roman de Juan Rulfo soit beaucoup plus que tout cela – beaucoup plus même que le qualificatif de littérature à contre-courant ou de récit d’ubiquités superposées –, il convient aussi de l’expliquer comme un texte qui, même s’il dépasse les limites du raisonnable, ne cesse de respecter les frontières du relatif. De plus, si Pedro Páramo est la narration de morts qui parlent de leur destin, et si Pedro Páramo est par le fait même une douleur transformée en littérature, sa réalité est aussi la somme des passages et des fragments de nature historique dans lesquels nous assistons au devenir d’un tyran mexicain qui vit – est-il vraiment vivant ?… – en plein milieu de la solitude et de l’oubli que la révolution de 1910 a provoqués. La lutte armée, la désolation, la frustration et l’annihilation des paysans opprimés, l’angoisse du travailleur soumis qu’on a dépossédé de ses biens, la vie tranquille du propriétaire terrien, la condition dégradante de la femme, le silence d’un univers attrapé dans les convulsions d’une guerre civile Pedro Páramo, c’est aussi tout cela. De surcroît, jamais dans un autre roman similaire à celui de Juan Rulfo – ceci comprend bien entendu le roman d’Agustín Yañez, Au fil de l’eau – l’hypocrisie d’une religiosité exprimée de façon si catholique ne se sera installée avec une efficacité aussi angoissante dans la construction de la solitude et de l’isolement dans lesquels vivent toujours plusieurs communautés du Mexique et de l’Amérique latine.
Toujours neuf
Pour toutes ces raisons, l’étude de Pedro Páramo fait toujours surgir une vérité dont la légitimité semble difficile à contester : ses pages représentent l’impossibilité d’une explication totalement contemporaine. Il se pourrait que ce soit sa condition de chef-d’œuvre qui l’éloigne à tout jamais du monde des définitions pour le camper définitivement dans l’univers des intuitions. Ou encore, il se pourrait qu’à chaque année l’étude de ce roman ajoute de nouvelles interprétations qui, sans annuler les antérieures, acquièrent à partir de ce moment une dimension essentielle pour sa lecture. Ce qui est certain, c’est qu’avec Pedro Páramo, la littérature de langue espagnole, et même la littérature universelle, ont vécu une sorte de renaissance, et ce, en dépit de la fin annoncée du roman moderne. À cet égard, Antonio Muñoz Molina évoquait il y a quelque temps les nombreuses occasions où il avait assisté à des congrès littéraires en Europe. Avec une certaine ironie, il signalait le plus « apothéotique » de tous les commentaires dont il se souvenait : celui des intellectuels parisiens qui avaient décidé en 1950 que le roman était arrivé à sa fin. Selon les raisonnements de ces académiciens, il était désormais impossible d’inventer des personnages et des situations dignes de fasciner le lecteur ou de l’émouvoir, simplement en lui contant une histoire. La seule chose qu’auraient pu faire les écrivains de cette époque aurait été d’écrire des romans sur l’impossibilité d’écrire des romans, rien de plus. Or, conclut Muñoz Molina, pendant ce temps, ni Georges Simenon, Juan Carlos Onetti, Saul Below ou Juan Rulfo n’avaient eu le temps de se rendre compte que l’on ne pouvait plus écrire de romans ; ils étaient en train d’écrire quelques-uns des meilleurs romans du siècle « en inventant ce qui existe depuis toujours et qui est pourtant toujours nouveau : le récit de l’expérience humaine commune ». Il est fort probable que ce soit la meilleure façon de terminer toute analyse sur Pedro Páramo : on doit simplement conclure que ce roman est, et sera toujours, contemporain parce qu’il parle de ce qui est évident, de ce qui est commun et de ce qu’il y a de plus quotidien dans nos peurs ; oui, cette peur de la mort qui, en se transformant en fiction, se transpose également en œuvre d’art dont la beauté et l’intensité
nous font oublier qu’il s’agit de la mort – même pendant le temps merveilleux dédié à la lecture de Juan
Rulfo, la mort cesse d’être une peur pour devenir une distraction, un livre, et même une intense poésie.
Miclantecuhtli, le dieu de la mort
Javier Vargas de Luna est un poète mexicain et est professeur d’études hispaniques à l’Université Laval.
*Judith Rémillard est étudiante au doctorat en linguistique à l’Université Laval.
1. Traduction de Benjamin Péret.
2. Idem.
3. Traduction libre du titre original Juicios sumarios.