La fin du communisme a fourni aux peuples de l’Europe centrale-orientale un grand thème de réflexion qui leur tombe dans les mains comme un fruit mûr. Cependant, le communisme, vu comme thème-trophée, ne séduit pas autant les artistes, qui opposent une certaine résistance à en faire de nouveau un thème-tâche.
La littérature est encore en vacances après les épreuves finales qui la libérèrent de la terrible expérience communiste. On sait pourtant qu’on ne peut pas laisser de côté ce thème, parce que ce qui est en jeu est sa propre identité, déjà si souvent exposée au risque de l’amnésie. La brève histoire d’une cascade (scènes de l’Europe centre-orientale) de Stefan Chwin1 est l’une des premières tentatives qui avait été faites d’affronter un tel « grand thème », justement au nom de la mémoire, sans laquelle il n’y a ni continuité ni histoire. Le livre fut publié dans la collection « Otawa » (ce mot polonais désigne une herbe qui pousse après que le chiendent est coupé). « Otawa est une série de livres, dit une note de l’éditeur, écrits pour des gens qui – contrairement au processus de déracinement déchaîné après la guerre – cherchent, dans la biographie personnelle et dans l’histoire des petites patries, des signes de continuité. »
Archéologue de la mémoire
Stefan Chwin, citoyen de Gdansk, est né en 1949. Il devient dans son livre l’archéologue de sa propre mémoire, en explorant la couche la plus ancienne : son enfance durant l’époque stalinienne. La narration archéologique cherche à récupérer les objets de ce temps, à reconstruire leur signification dans l’univers sémiotique de l’enfance. C’est un univers polymorphe, peuplé de constellations variées, telles que le monde allemand (« Hitler et moi »), les signes de l’Amérique (« Quelques pages d’histoire privée d’Amérique »), l’héritage de la mémoire familiale, dans laquelle s’insère l’histoire récente de la Polonia : la Deuxième Guerre, la destruction de Varsovie par les Allemands et l’occupation de Vilna par les Soviétiques, qui amenèrent ses parents à se retrouver à Gdansk, le stalinisme triomphant et le catholicisme résistant (« La trace rouge »).
La forte présence de la culture allemande dans la ville de Gdansk (Dantzig), de même que des vestiges de la guerre, est l’un des principaux champs d’analyse de « l’archéologue-narrateur ». L’enfant sait distinguer l’écriture, les maisons, les jardins et tous les objets allemands qu’il rencontre au jour le jour, et tous portent pour lui le sceau d’Hitler. Ils sont nés d’un pacte avec le mal qui culmine dans la cruauté dont les vestiges et les souvenirs l’accompagnent à chaque pas. La maison brûlée de la grand-mère à Varsovie, les photographies descorps massacrés, les films sur la guerre et la forte propagande anti-allemande (d’autant plus anti-allemande que plus pro-soviétique), impriment impitoyablement un signe de condamnation sur tout ce qui est allemand.
Mettre la beauté de son côté
Mais les objets résistent, montrent leur beau côté, leur côté pratique, une perfection difficile à trouver « de ce côté-ci ». L’enfant ne reste pas indifférent à ces enchantements, mais craint de transgresser la frontière entre le bien et le mal, qu’il interprète alors comme la manifestation de l’orgueil et de la volonté de pouvoir :
« Ils détruisaient alors avec leurs tanks l’Europe et l’Afrique, ne respectaient personne et n’avaient peur de rien. Et ici ? Ici ils installaient des azulejos octogonaux, des sièges caliciformes avec des dessins, ils polissaient les rampes nickelées, ils accrochaient de petites chaînes de laiton – seulement afin d’avoir ainsi une salle de bain ? Ensuite, ‘qu’allaient penser Johann ou Hans ? qu’allaient dire Helga ou Gretchen ?’ Est-ce pour cela qu’ils étaient si capricieux ? Et non par nécessité du cœur ? Ni pour la joie de créer ? »
Pourtant, le beau a une extraordinaire force de persuasion. « Il se révélait indocile : il se répandait de tout côté comme un brouillard, sans aucun respect pour le bien. » La grand-mère elle-même, dont la maison avait été incendiée par les Allemands, dira : « Les canailles, mais ils se défilaient bien. » Un jour, à la cathédrale, l’écriture gothique allemande – jusqu’alors si méprisée – lui apparaît en compagnie des lettres latines, grecques, arabes et hébraïques :
« […] se rencontraient ici les lettres de la moitié du monde, qui, par quelque miracle, survécurent côte à côte les pires temps. […] se rencontraient ici les traces des ennemis : les lettres élancées des israélites et ‘ses’ rubans de szwabacha coupés de biais – mais maintenant ‘ses’ lettres n’étaient plus les siennes, elles étaient les lettres de l’une des nombreuses nations, ni meilleure ni pire que les autres. »
À ce moment, la lettre gothique allemande (szwabacha), devint pour l’enfant une alliée dans sa guerre personnelle contre Hitler. À ce moment, le Führer était en train de perdre la partie.
Et l’efficacité technique
Un jour, le monde d’un quartier allemand se révèle au petit comme « le monde du détail qui facilite la vie, du bon achèvement, du détail sensible ». À partir de ce moment, les objets – produits de la civilisation qui cherche à dominer la terre – ne sont plus les alliés et des autres spécialistes du surhomme, mais ses ennemis mortels, unis dans la conspiration :
« Alors maintenant les vieux quartiers, les maisons et les jardins autour de la cathédrale, rassemblés comme des gnomes, avec Dorothée et Herman, conspiraient réellement – ils en avaient assez, ils voulaient avoir la paix. Ils étaient fatigués du pathos de marbre, des mesures anthropologiques des maxillaires et des nez, de l’observation des gènes, de l’espionnage de ceux qui n’avaient pas le sang pur…
« Chaque pommette – fine et sans goût – maudissait ici les folies des ‘docteurs’ et des ‘peintres’, qui obligeaient les hommes à marcher et à tirer. Chaque regard exprimait le désir que Hitler laisse, enfin, les hommes en paix. »
Ainsi, « le bref cours d’archéologie de la mémoire » – c’est le sous-titre de la première partie : « Moi et Hitler » – conduit à une reconstruction de la pleine dimension sémiotique des simples objets, montrant comment ceux-ci résistent aux aberrations des idées abstraites.
Le même procédé « archéologique » qui a permis de reconstruire les objets allemands dans la sémiosphère de l’enfant, a ramené à la vie des signes qui sont venus de loin, et dont la trace établit une communication secrète et personnelle avec le monde fascinant de l’Amérique (« Quelques pages d’histoire privée de l’Amérique »). Malgré le rideau de fer et les feux croisés de la guerre froide, le discours concret des objets provenant de l’Amérique conquiert le terrain de l’imagination et du désir. Ainsi, par exemple les tissus : « … ces lissés brillants, ces limites claires des couleurs, ces mi-tons dans le passage des couleurs, ces étoffes décolorées qui blanchissaient sans perdre de fraîcheur, tout cela révélait une différence tentatrice que les gens voulaient outrepasser, du moins par le toucher et la vue ».
L’examen de la mémoire permet de découvrir la conscience de la fragilité du beau, dans un monde où les forces victorieuses, représentées par la carcasse du tank soviétique, ignorent l’esthétique. Il arrive également à reconstruire l’expérience de l’ambiguïté du beau, par exemple dans le cas de la fascination exercée par la photographie de la bombe atomique et du champignon au-dessus d’Hiroshima (« Pourquoi est-ce si beau, si c’est si terrible ? »).
Le silence comme carapace
La troisième et dernière partie du livre explore les chemins de l’identité marquée par la « trace rouge », une trace qui semble décisive dans la formation de l’identité. Staline est l’un des principaux protagonistes dans le monologue de la conscience reconstruite de l’enfant, le principal responsable de cette « cascade » qui a poussé ses parents à abandonner leurs deux villes et à recommencer leur vie à Gdansk.
« Et Staline lui-même ? Auteur d’une brève signature qui m’a fait passer d’un lieu inhospitalier à un lieu plus convenable, le co-auteur de la biographie de mon Père et de ma Mère, invisible, mais quand même présent ? »
Comment réagit l’enfant assujetti au processus de formation de l’homo sovieticus, soumis au lavage de cerveau stalinien, tenté par le monumental et l’esthétique carnavalesque des « temps nouveaux » ? Il réagit différemment des adultes qui sont munis d’anticorps, ceux dont parle Zbigniew Herbert dans le poème « Le pouvoir du goût » (1983) :
« Non, cela n’exigea pas une grande détermination
Notre refus, notre désaccord et obstination.
Il nous suffit d’un peu du courage indispensable.
Mais, au fond, ce fut seulement une question de goût.
Si, ce goût
Dans lequel retrouvent les fibres de l’âme et les
cartilages de la conscience 2. »
Mais le goût dont parle Herbert ne fait pas partie du patrimoine génétique. Ceux qui sont nés dans les ruines de la Deuxième Guerre en Europe centre-orientale n’avaient pas ce réflexe inconditionnel qui permet d’éviter les tentations du communisme (ni l’autre: celui de l’adhésion pragmatique). Les enfants furent conduits en silence à adopter une nouvelle éthique et une nouvelle esthétique. Pris au dépourvu, affrontant les promesses de l’utopie, ils apprenaient sans idée préconçue, à vivre avec les rites, les mythes et les objets qui constituèrent leur patrie. Le Palais de la Culture – cadeau de Staline construit au centre de Varsovie – fascine tout autant que la cathédrale ; le défilé du 1er mai rivalise de splendeur avec la procession du Corpus Christi. Ce processus de reconnaissance du monde – monde en route vers l’unité totalitaire, mais encore polymorphe et rempli de contradictions – est un travail personnel de l’enfant, une tâche dans laquelle, en tant que « fils du silence », il doit surtout compter sur lui-même.
Le silence est le signe original de cette exploration « archéologique » de la mémoire de Stefan Chwin. Son prologue semble défier l’Évangile de saint Jean :
« Alors justement l’absence de parole fut la cause motrice, le fondement de mon existence, et si l’Écriture disait ‘Au commencement était le Verbe, et le Verbe se fit chair’, dans mon cas, ‘au commencement n’était pas le Verbe et grâce à cela je me fis chair’ ».
L’absence du Verbe veut dire, ici, le silence comme mode de survivance dans les temps de la dictature de la parole qui était devenue « l’unique vérité ». N’eût été du silence du père – « en temps et lieu adéquat » – et de la mère qui lui indiqua une vieille ville sur le bord de la Baltique, cela aurait pu signifier pour eux les plaines blanches de la Sibérie. C’est pourquoi le père n’aimait pas ceux qui gaspillaient la parole, c’est pourquoi il aimait « savourer le silence ». Il y eut aussi le silence incompréhensible de Dieu qui, du haut de la cathédrale, regardait survenir tant de désastres et de tragédies sans même sourciller.
Le silence – celui qui était au commencement et qui accompagna ensuite l’enfant – surgit dans cette « archéologie de la mémoire » de Stefan Chwin comme le signe le plus expressif. Non seulement pour « se faire chair », mais aussi pour donner un sens à toutes les choses, les laisser parler avec leur propre voix, et les laisser être à l’écoute. Le silence du père permit d’établir une communication directe dans ce monde aussi rempli d’interférences. Sans cette communication, il n’aurait pas été possible de préserver la diversité des choses. L’archéologue n’aurait pas trouvé les signes de la continuité, et le roman post-communiste n’aurait pas été possible.
1. Publié à Cracovie par Oficyna Literacka en 1991.
2. In Versos polacos, Lisboa, Faculdade de Letras, 1985, p. 91.