Aux yeux des spécialistes des camps, Gustaw Herling est avec Varlam Chalamov, Soljénitsyne, Tadeusz Borowski et Elie Wiesel l’un des plus importants chroniqueurs de l’innommable.
Historiographe de l’horreur absolue, il se distingue néanmoins de ses collègues en ce qu’il ne considère pas les productions infernales de l’humanité comme des « erreurs » de parcours dans la grandiose histoire de la Raison, mais bien comme des possibles qui se sont présentés à l’homme et qu’il a très consciemment choisi de réaliser. Et quoi qu’Adorno ait pu écrire dans sa grave et monumentale Dialectique négative, le tragique est encore et toujours possible dans la mesure où la mort, qui avait certes été banalisée, prend la vedette aujourd’hui et retrouve sa valeur marchande (sa splendeur…) à travers les images délétères que nous proposent chaque jour les médias. De deux choses l’une : ou nous devons comprendre l’histoire comme un foyer de circonstances imprévisibles, ou nous devons admettre que nous ne progressons pas. Les détours par la connaissance historique du passé ne nous servent qu’à déployer des méthodes d’assassinat plus recherchées, notre devenir est peut-être derrière nous, à l’époque où l’histoire n’avait pas encore trouvé son homogénéité.
Savoir si un retour du tragique est ou non possible, telle me semble l’une des questions fondamentales posées par Gustaw Herfing tout au long de sa vie et de son œuvre, superbement exigeante. Dans le brillant essai qu’il consacre à 19 ans à Ferdydurke de Witold Gombrowicz, on voit déjà poindre une interrogation sur le rapport entre les valeurs qui constituent la sphère du tragique, la culpabilité en quelque sorte existentielle de l’être, et la forme conçue comme impératif catégorique des relations humaines. Ces réflexions vont bientôt se concrétiser car, dès l’année suivante, il fonde l’un des premiers mouvements de Résistance. Alors qu’il tente de traverser la frontière lituanienne pour rejoindre l’armée polonaise en France, il est arrêté par la police stalinienne ; il passera deux ans dans le camp de Yertsevo, partie du gigantesque complexe Kargopol qui regroupe, sur les bords dela mer Blanche, près de 30 000 prisonniers. En 1942, il rejoint enfin l’armée polonaise et se distingue à la célèbre bataille de Monte Cassino. À la fin de la guerre, il se fixe en Italie et devient un collaborateur assidu de la revue Kultura, fondée en 1948, publiée à Paris par Jerzy Giedroyc.
C’est à compter de ce moment qu’il commence à explorer en profondeur la logique de la souffrance et du désespoir et en vient à construire une puissante théorie du mal et une esthétique qui s’opposent, en toute humilité, à ce qu’il appelle, dans son journal, la « débauche du verbe ». Parmi ses œuvres, il faut retenir un Choix de récits de guerre publié en 1947 et, en 1951, la traduction anglaise d’Un monde à part, qui est immédiatement considéré comme un témoignage désormais incontournable de l’univers concentrationnaire. En 1963 parait Le second avènement et, en 1969, les superbes Spectres de !a révolution. Àpartir de 1973, parallèlement à son activité de chroniqueur dans plusieurs revues européennes (Elsinore, L’Express, Il Corriere della Sera, etc.), il entreprend la publication de son journal écrit la nuit qui fait maintenant plus de 1500 pages. Peu importe le thème qu’il explore, peu importe le genre qu’il adopte, Gustaw Herling cherche toujours, dans une économie de langage s’appuyant sur la dignité, à constituer une éthique de la douleur qui fasse échec à la misère et à la déchéance : « La trivialité, écrit-il le 26 novembre 1977, consiste à détacher l’homme de sa situation existentielle, dans l’effort diabolique de le persuader qu’il ‘est comme il est’, qu’il se limite à ses ‘instincts élémentaires’, qu’il mérite d’être libéré des ‘problèmes maudits de l’être et de la mort’ et qu’il devrait triompher enfin de ‘tout ce qui le limite et entrave sa liberté’ ». C’est contre ce détachement que lutte Gustaw Herling. Loin de reculer devant l’absurde, il lui fait face, se met en situation et, fort de la leçon de Benedetto Croce, développe une morale de la fragilité et du combat qui accueille dans la langue la concrétude et le silence.
La force du doute
La tension proprement inhumaine qu’il faut pour survivre – je devrais dire : vivre à côté de la vie, sur ses marges – dans les camps de travail soviétiques est au centre d’Un monde à part. À la fois témoignage et fiction, mémoire et chronique, ce livre propose un parcours complet des camps, parcours qui nous fait passer des dortoirs aux différents lieux de travail, de la cuisine à l’hôpital, du baraquement de la morgue à celui de la maternité, sans oublier la triste maison de rencontre où les prisonniers peuvent passer de un à trois jours avec leurs parents. Nous entrons donc avec Gustaw Herling dans un lieu bien concret, dans un système économique où les prisonniers doivent payer les préjudices physiques et psychiques qu’ils subissent. Rien de bien étonnant à ce que ces hommes développent un cynisme et une cruauté tels que l’espoir devient intolérable.
Gustaw Herling explique les mécanismes de la structure sociale sous-développée des camps avec une minutie et une patience digne des historiens et des sociologues les plus rigoureux. Il s’agit moins d’analyser les conflits qui opposent les détenus aux gardiens que de disséquer les antagonismes entre les différentes classes sociales de prisonniers. Nous rencontrons par exemple les bytoviks, criminels qui purgent de courtes sentences, et les prisonniers politiques, les bieloroutchki. Peu importe cependant à quel groupe un prisonnier appartient, il tombe immanquablement sous la férule des ourkas. Criminels ayant accumulé les sentences et les années de détention, ceux-ci occupent le haut de la pyramide sociale des forçats puisqu’ils bénéficient de plusieurs privilèges, dont ceux d’évaluer la capacité de travail de leurs ouailles, de pratiquer le marché noir en toute impunité, de voler, de violer et, bien sûr, de tuer les prisonniers politiques qu’ils considèrent comme les déchets de l’espèce humaine. Les tenants de la sélection naturelle peuvent ici faire la preuve de l’absurde de la théorie, car nous sommes probablement dans le seul espace social où le darwinisme fonde la pratique quotidienne. Mais ce serait là oublier que la caste des ourkas s’appuie sur une norme abstraite qui érige l’arbitraire en principe normatif et absolu. Tout prisonnier est par définition « citoyen » d’une « république » dans laquelle les politiques sont victimes de ce qu’on appelle le système des proizvols, ces procès gratuits dont le verdict justifie leur assassinat. La terreur ainsi installée, le système atteint sa perfection : « Il y avait dans ce système, écrit Gustaw Herling, quelque chose d’atroce qui brisait sans pitié le seul lien naturel qu’il y eût entre les prisonniers – leur solidarité face à leurs persécuteurs. » Cette atrocité, c’est l’impossibilité radicale où sont placés les prisonniers d’investir dans la confiance.
L’incapacité de constituer une communauté humaine qui permettrait à chaque prisonnier d’assumer quotidiennement son désespoir ne serait toutefois pas aussi efficace sans une éducation dont l’objectif est d’annuler le moi, de détruire totalement la personnalité. Dans cet univers où la seule perspective de la liberté devient dérisoire, le doute est peut-être paradoxalement un état d’esprit salvateur : « Ce n’est que dans la solitude universelle […] qu’il est possible de savoir que l’on est soi-même, de sentir émerger son individualité, jusqu’à ce que l’on atteigne le stade du doute, où l’on devient alors conscient de sa propre insignifiance au milieu d’un univers qui atteint des proportions vertigineuses dans notre esprit. » Une telle insignifiance confine au mystère, voire au religieux. C’est pourquoi la solitude déclenche le grand rire gogolien qui exprime la seule liberté qui vaille, celle qu’apprend à Gustaw Herling Natalia Lvovna après avoir lu les Souvenirs de la maison des morts : « Vous ne pourriez probablement pas comprendre quel a été mon bonheur quand j’ai découvert qu’en fin de compte, nous n’appartenions qu’à nous-mêmes – au moins dans la mesure où l’on peut choisir la méthode par laquelle on mourra, et le moment de sa mort… » Il s’agit là d’une morale qui s’appuie sur la réalité de la souffrance et qui assume le rôle du destin à travers l’existence. Gustaw Herling peut dès lors déchiffrer le monde à l’aide de l’histoire, celle qui donne aux événements le sens des mystères.
Dans ces conditions, l’écriture, même si elle ne réussit pas toujours à se maintenir à la hauteur de la mort, peut à tout le moins dire l’esclavage, la tyrannie, la honte et la folie. Si un clou aiguisé peut devenir l’aiguille d’un compas, l’écriture peut bien indiquer la direction que prennent les morts lorsqu’ils marchent sur la page lumineuse et vivante. Le travail du chroniqueur ne consiste pas tant à inscrire l’horreur dans la larmoyante mémoire humaine qu’à circonscrire l’espace de la disparition, cet espace où toute échelle de comparaison perd ses références.
Les mystères de l’ombre
Si la description objective de l’univers des camps de travail l’a obligé à descendre en enfer et à se situer en deçà des motivations humaines, l’écrivain s’attaque, à l’autre extrémité de son œuvre, dans son journal à des forces cosmiques et telluriques : les tremblements de terre, les éruptions de volcan, la peste, le choléra, les sécheresses, les invasions de brigands, la famine, bref, à toutes les formes du mal qui montrent la fragilité de la vie. Car le mal, écrit Krzysztof Pomian dans sa préface à ce magnifique Journal « est un scandale. Un produit des hommes certes, mais aussi un produit de la nature même… ». Souvent refoulée ou même forclose, la réalité du mal naturel fait parfois s’affronter deux savoirs, tous deux aussi irrationnels, comme c’est par exemple le cas lorsque le savoir intuitif des habitants de Pozzuoli, village de la région napolitaine, contredit celui des volcanologues. Aux cadrans qui sonnent l’alarme répond le calme de villageois qui acceptent philosophiquement le destin.
La voix du Journal nous parle donc elle aussi à travers le feu infernal et le texte prend parfois l’allure d’une « petite collection d’archives apocalyptiques. » De nombreuses ombres mortuaires planent en outre au-dessus. Les requiem se multiplient- tel celui adressé à l’« Antigone russe », Nadejda Mandelstam –, de même que les nécrologies – celles, pour n’en mentionner que quelques-unes, d’écrivains, de critiques ou de philosophes qui s’opposent aux modes intellectuelles, aux clichés, à la rhétorique : Nicola Chiaromonte, Ennio Flaiano, Ignazio Silone, Philip Rahv, Ugolone de Todi, etc. Toutes ces figures, tous ces visages, regardent vers Gustaw Herling et, comme les paysages et les villes modernes ou médiévales, l’accompagnent dans sa quête de valeurs et le dépistage des anti-valeurs qui entachent le monde et légitiment l’emprisonnement moral des êtres humains. Le mal apparaît alors comme une carence fondatrice : « Cela signifie, écrit un critique, que le mal ne doit pas se concevoir en soi, mais toujours comme une sorte de manque incontestable dans un objet qui, lui, est bon1. » Le mal engage par conséquent son contraire : l’anti-mal.
On pourrait croire, à la lumière des observations qui précèdent, que Gustaw Herling est un écrivain manichéen. Et on aurait raison, ainsi que l’indique le titre de la préface de Krzysztof Pomian au journal : « Un manichéisme à l’usage de notre temps ». Pomian remarque d’ailleurs : « Herling est un écrivain métaphysique. » On peut interpréter cette formule comme la définition d’un manichéisme non-dualiste, où le Mal n’est pas simplement le contraire du Bien, mais tout ce qui empêche sa réalisation. Il existe ainsi une praxéologie du mal, laquelle permet de mesurer les actions humaines à l’aune de l’histoire.
Le Journal est le lieu où Gustaw Herling exerce sa vigilance et son droit de porter des jugements de valeur de la manière la plus radicale. Mais tout en cherchant a comprendre le sens de sa vie et de son expérience, il refuse brutalement tout égotisme, toute propension à la mondanité. Le Journal écrit la nuit fait plutôt entendre des grincements de chair vive, c’est une ascèse, une méditation faite mezza-voce qui n’exclut pas ce que l’auteur appelle des « trous de réaction », c’est-à-dire ces moments de langueur oÿ l’écrivain semble incapable d’aucune émotion, d’aucune écriture. Tout en s’inscrivant dans une tradition qui réunit tant Stendhal, Michelet et Kaflca que Maria Dambrowska, Gombrowicz, Ionesco, Pavese ou Jan Lechon, Gastaw Herling s’en détache parce qu’il rejette le mythe de la sincérité et de l’authenticité, d’autant plus que la fiction contamine pratiquement chaque entrée du Journal. Le Journal n’appartient pas vraiment à la littérature, il se situe, affirme-t-il, « à la périphérie de la littérature », en cette région oÿ le texte n’a pas avantage à se trahir par le maquillage des mots.
Accompagné par saint Janvier le protecteur de Naples, Dostoïevski, Pasternak et par la pensée du mathématicien Renato Cacciopoli, Gustaw Herling collige avec une implacable lucidité des événements, des réflexions, des attitudes, des commentaires. L’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges ou la révolte de 1647 conduite par Masaniello alors que Naples est sous le contrôle de l’Espagne sont ainsi des occasions de mettre en lumière non seulement la terreur, mais aussi, et surtout, les pathologies du pouvoir. Ailleurs, le journal se transforme en véritable essai philosophique, tel ce récit intitulé « Un miracle » et dans lequel l’écrivain analyse des textes de Casanova et de Schnitzler afin de se concentrer sur les thèmes de la fuite, de la liberté et du suicide. Et comme tout grand écrivain, c’est sa propre œuvre qu’il interroge à travers Simone Weil, Camus, Stempowski, Conrad, nietzsche, Leonardo Sciasca ou Galeazzo Ciano. Mais peu importe le génie de l’écrivain et la puissance du verbe, l’écriture semble toujours plus faible que la peinture lorsqu’il s’agit d’énoncer l’abjection ou l’épouvantable : « Les chroniques écrites ont les qualités précieuses d’exactitude et de concision, il n’empêche qu’elles ne peuvent rivaliser avec des témoignages visuels quand il s’agit de rendre une atmosphère d’horreur, à la fois épaisse et insaisissable, cette tonalité particulière de cauchemar qui échappe aux mots ou qui, le plus souvent, emprisonnée dans les mots rend un son assourdi ». La pudeur et la concision du Journal écrit la nuit trouvent ici leur pleine justification : devant la peinture qui dispose de ressources quasi inépuisables, l’écriture est bien frêle. Elle doit elle aussi apprendre à créer « l’ombre d’une ombre », à rendre inséparables l’ombre et la lumière, à redonner au monde ses incommensurables dimensions : « À la lumière de bougies ou de lampes à pétrole, le regard du romancier percevait dans l’homme une dimension autre, mystérieuse, sa connaissance du destin humain atteignait l’impossible, l’insaisissable. L’ampoule électrique a embrasé la pénombre, créant une illusion de clarté-plate et sans profondeur. » C’est cette illusion que Gustaw Herling, tout au long de son œuvre, tente désespérément de dissiper. C’est cette « dimension autre », peut-être religieuse, ou mystique, qu’il cherche à accroître. Ce journal écrit dans l’obscurité s’adresse à nous.
1. Maria Adamcryk, « Adventus Secundus », in Literary Studies in Poland nº XXVI, 1992, p. 29. Ce numéro est entièrement consacré à deux analystes polonais du mal : Herling et Aleksander Wat.
Malheureusement, peu de textes de Herling ont été traduits en français. Je fournis tout de même une liste tirée de la bibliographie dressée dans le numéro de Literary Studies in Poland déjà cité par Ewa Glebicka. Un monde à part, traduit de l’anglais par William Desmond, Denoël, 1985 ; Journal écrit la nuit, trad. fr. Thérèse Douchy, L’Arpenteur/Gallimard, 1989 ; « Notes sur l’auteur », préface aux Souvenirs de Starobielsk, Montricher, Noir sur Blanc, 1987, pp. 23-36 ; « Lettres de Rangoon. Routes birmanes », Preuves, nos VIII/IX, 1952; H.-G. et Adam Michnik : « Deux voix sur l’anticommunisme », trad. fr. Marie Dupont, Cahiers de l’Est nº 11, 1977, pp. 39-51 ; « Le pont », trad. fr. Laurence Dyère, Cahiers de l’Est, nºs 18/19, pp. 171-178.
EXTRAITS
« Seul quelqu’un ayant fait de la prison peut mesurer ce qu’implique de cruauté le fait que durant l’année et demie que j’ai passé dans le camp, je n’ai que très rarement entendu les prisonniers compter à voix haute le nombre d’années, de mois, de jours et d’heures qu’il leur restait à faire. Ce silence paraissait être le résultat d’un accord tacite pour ne pas provoquer la Providence. Moins nous parlions de nos condamnations, moins nous entretenions l’espoir de retrouver un jour la liberté, plus il nous semblait possible ‘qu’au moins cette fois’ tout se passerait bien, l’espoir comporte un danger terrible, celui de la déception. Dans notre silence, à l’image des tabous qui interdisent aux hommes appartenant à certaines tribus primitives de prononcer les noms de divinités vengeresses, l’humilité se combinait avec une résignation tranquille et l’anticipation du pire. »
Un monde à part, p. 48.
« Mon idéal de journal, impossible à atteindre, il est vrai, mais je n’ai aucune raison de ne pas l’avouer. Y défile plus ou moins vite, tantôt sur scène, tantôt dans le fond, ‘l’histoire déchaînée’, selon l’excellente formule employée par Jerzy Stempowski pour définir notre temps. Et dans le coin inférieur gauche, à l’instar de certaines peintures de la renaissance, à peine esquissée en miniature, l’autoportrait de l’observateur et chroniqueur. »
Journal écrit la nuit, p. 185.