Maintenant que la guerre froide est finie, la littérature dite d’Europe de l’Est pénètre le monde occidental plus facilement. On constate surtout une tendance à parler des littératures polonaise, tchèque, slovaque, ou autres sans avoir recours à la catégorie, mal définie, de « littérature d’Europe de l’Est ».
Ce changement est lié à l’abandon de l’approche politique de la lecture cantonnée à une littérature contestataire. C’est pourquoi il est important d’évoquer dans ce numéro spécial sur la Pologne, un ouvrage fondamental sur l’identité. Il s’agit du livre intitulé La pensée captive1 du poète et essayiste polonais, Czeslaw Milosz, passé à l’Ouest en 1951. En mai de la même année, au début de son séjour en France, il publie un article polémique dans la revue des intellectuels polonais en exil, la revue Kultura Paryska (Culture parisienne). Peu de temps après, il publie un livre d’essais sous le titre La pensée captive. Ces deux textes abordent le problème de l’identité individuelle suscitée par la nouvelle identité politique des gouvernements communistes d’après guerre.
Je considère la lecture de La pensée captive comme fondamentale pour quiconque s’intéresse à la littérature polonaise contemporaine, car l’auteur s’y interroge sur la nature du Moi privé et du Moi public, sur la notion de l’identité individuelle face à l’identité culturelle et sur une identité imposée de l’extérieur. Czeslaw Milosz pose les éléments qui constituent la transition du Moi privé au Moi public de certaines personnalités du monde artistique et intellectuel. Ils ne sont évoqués dans La pensée captive que par des acronymes grecs. Le texte lui-même est clair, sobre et accessible malgré la complexité de la problématique. Je n’aborderai pas ici l’analyse pénétrante que fait Czeslaw Milosz du communisme en tant que système totalitaire, mais plutôt la question épistémologique de la fracture identitaire. C’est par ce biais que La pensée captive peut servir de texte introductif à la littérature caractérisée par l’introspection et l’auto-réflexivité. La problématique du Moi, et de son identité privée ou publique, sous-tend la littérature de l’ absurde, du grotesque et de l’ironie qui ressort des œuvres de Witold Gombrowicz, Stanislawa Przybuszewska, Slawomir Mrozek…
Czeslaw Milosz évoque l’atmosphère des cercles d’intellectuels où se développait le matérialisme dialectique. Dans la Pologne d’après guerre, l’auteur met en évidence un besoin urgent d’auto-réalisation dans le domaine public, en utilisant la métaphore de la déglutition d’une pilule Murti Bing2. Les personnes qui prennent cette pilule sont tourmentées par la vision d’un vide métaphysique, par la conscience d’un désaccord entre leurs aspirations personnelles et leurs désirs induits par leur culture et leur société. D’une part, la pilule Murti Bing est le signe que le Moi admet sa propre aliénation à l’identité la plus fortement reconnue et donc la plus uniformisée. D’autre part, elle est l’indice d’un puissant besoin d’extériorisation du Moi intérieur.
En d’autres termes, la pilule Mlurti Bing incarne dans La pensée captive l’idéologie marxiste léniniste. Ceux qui la prennent souhaitent une interpénétration du Moi public et du Moi privé dans leur culture3. Le résultat projeté est le sentiment d’une détermination des énergies individuelles, artistiques et intellectuelles, dans le domaine socioculturel. Cependant, Czeslaw Milosz s’interroge sur les moyens de résoudre le problème de la coexistence de l’identité publique avec le développement de sa propre identité personnelle. Il analyse cette coexistence dans le contexte écrasant du système communiste qui s’accompagne d’une perte progressive de la construction du Moi. On aboutit finalement à l’abandon volontaire de l’identité intérieure en pensant que c’est seulement dans le domaine universel que l’on peut être utile à la communauté.
La philosophe Hanna Arendt a souligné qu’un déplacement complet de l’identité individuelle dans la sphère publique est très dangereux et mène à la perte du sens de la vie. Czeslaw Milosz reprend cette analyse lorsqu’il montre comment la constitution d’une identité commune peut déboucher sur une simplification extrême du phénomène socioculturel : « Les siècles de l’histoire humaine furent réduits à quelques termes plus généralisés » (Captif) L’identité publique tend alors à sacrifier la complexité épistémologique au profit de la sauvegarde d’une base de compréhension mutuelle et d’une cause commune. De ce fait, se crée l’illusion d’une quête socio-politique et culturelle commune. Creslaw Milosz signale que l’illusion reste vraie aussi longtemps que l’individu demeure entièrement impliqué dans la téléologie d’un but commun. En pratique, remarque-t-il d’une façon ironique, ce mécanisme qui maintient l’identité commune n’est rien d’autre qu’une propagande unidirectionnelle.
Dès que l’identité collective est imprégnée par l’interprétation officielle du monde, la relation entre le Moi privé et le Moi public pose problème. La sphère publique se rétrécit à la suite d’une négation progressive de l’idée d’une expression légitime du Moi. Le philosophe polonais Leszek Kolakowski montre le développement d’une croyance immuable dans le parallélisme entre les valeurs et les devoirs individuels et public (Humanism). Naturellement cette croyance se révèle être difficile à accepter pour les êtres pensants et sensibles qui ont une conscience aiguë du schisme entre le Moi privé et le Moi public institué par le dogme communiste.
La coupure entre les identités privée et publique du Moi a créé un phénomène que Czeslaw Milosz a appelé « esclavage à travers la conscience ». Cette sorte de déformation ontologique aboutit à la suppression consciente du Moi privé au nom du Moi public. Le besoin d’auto-réalisation a effectivement été éliminé de l’horizon du bien public. Chaque personne est à divers degrés écartelée entre deux rôles. Le Moi privé est exprimé dans la solitude et le Moi public prend forme à partir de la manipulation de sa propre conscience. Czeslaw Milosz écrit : « À la suite d’une longue familiarité avec son rôle [en tant que personne publique], un homme en devient tellement possédé qu’il ne parvient plus à distinguer son vrai moi du moi qu’il simule » (Captif). Cet état de non-différenciation génère une paralysie et un esclavage du Moi privé. Selon Czeslaw Milosz, un être humain jouant le rôle d’un être exclusivement public est une entité facilement malléable et manipulable.
La vision de Czeslaw Milosz n’est pourtant pas pessimiste. Fort de sa propre expérience dans la Pologne communiste, le Prix Nobel fait preuve d’une profonde compréhension de la nature du conflit entre le Moi privé et le Moi public ; ceux-ci, selon lui, peuvent coexister. Certains pourront voir dans La pensée captive une mise en garde pour ceux qui pourraient être tentés par l’utopie d’un monde où le privé et le public se partagent la même conscience. Tout au long de son texte, Czeslaw Milosz soutient que seule la préservation d’une identité personnelle permet un apport sain dans la sphère publique de l’environnement socio-politique et culturel. Malgré toutes les contraintes imposées au Moi dans le contexte d’un régime totalitaire, un fort sentiment d’espoir se dégagede La pensée captive. Étant donné l’aptitude humaine à penser et à évaluer la relation entre le Moi privé et le Moi public, la condition d’« esclavage à travers la conscience » peut en fait être évitée.
1. La pensée captive, Essai sur les logocraties populaires, traduit par A. Prudhommeaux et l’auteur, Gallimard, 1953.
2. Le terme Murti Bing est emprunté au célèbre roman l’Inassouvissement de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, écrit en 1931, traduit par Alain van Crugten, « Slavica », L’Âge d’Homme, 1970. Dans ce méta-roman, l’auteur stygmatise le pouvoir du système collectif sur l’individu. On ne saurait cependant réduire l’œuvre de Witkiewicz à cette seule interprétation, le contenu et la forme de ses romans étant plus vastes.
3. Je fais ici allusion aux idées révolutionnaires et innovatrices des futuristes russes.
Czeslaw Milosz a publié, entre autres ouvrages :
La prise du pouvoir, « Du monde entier », Gallimard, 1954 ; Sur les bords de l’Issa, « Du monde entier », Gallimard, 1956 ; Enfant d’Europe et autres poèmes, L’Âge d’Homme, 1980 ; Une autre Europe, « Du monde entier », Gallimard, 1980 ; La terre d’Ulro, Méditation sur l’espace et la religion, « Les grandes traductions », Albin Michel, 1985 ; Milosz par Milosz : entretiens, avec Aleksander Fiut et Ewa Czarnecka, Fayard, 1986 ; Visions de la baie de San Francisco, Fayard, 1986 ; Histoire de la littérature polonaise, Fayard, 1986 ; Témoignage de la poésie, « Écriture », Presses Universitaires de France, 1987 ; Empereur de la terre, Fayard, 1987 ; La pensée captive, Essai sur les logocraties populaires, « Folio Essais », Gallimard, 1988 ; L’immoralité de l’art, Fayard, 1988 ; Terre inépuisable, Fayard, 1989 ; Mon siècle : entretiens, avec Aleksander Wat, Bernard de Fallois/L’Âge d’Homme, 1989.
EXTRAITS
« Alors que nous fuyions la cité en flammes,
Sur le premier chemin
de campagne, tournant les yeux derrière nous,
je dis : ‘Que l’herbe recouvre nos empreintes.
Que les rudes prophètes se taisent dans le feu
Et que les morts fassent aux morts le récit de ce qui s’est passé.
Nous sommes destinés à faire naître une race
nouvelle et violente Libérée du mal et du bonheur qui somnolaient là-bas.
Allons. – Et un glaive de feu ouvrit pour nous la terre. »
« Fuite », Enfant d’Europe, p. 82.
Je peux toujours couper des arbres dans les bois du Grand Nord,
Je peux parler sur une estrade, tourner un film
Avec des techniques qu’ils n’auront pas connues.
Je peux apprendre le goût des fruits des îles océanes
Être photographié en costume fin de siècle,
Mais ils sont à jamais tels des bustes en redingote et jabot
Dans un Larousse monstrueux.
Quelquefois, quand la tombée du jour colore les toits d’une rue pauvre
Et que je contemple le ciel, je vois dans les nuages blancs
Une table qui tangue. Le serveur pirouette avec son plateau.
Et me regarde en éclatant de rire
Car j’ignore à ce jour ce que signifie mourir sous la main de l’homme.
Ils le savent – Ils le savent bien. »
Varsovie, 1944
« Café », Enfant d’Europe, p. 41.