Plus qu’un message qu’il n’eut jamais l’intention d’adresser, Jorge Carrera Andrade a signifié, tout au long de son œuvre, une manière d’orienter gestes et paroles vers l’homme, pour l’homme, vers les choses de ce monde et également pour elles, dans une attitude de généreuse et constante découverte.
Si Jorge Carrera Andrade enregistre et fait l’inventaire de ce que capte son regard, ce n’est pas pour connaître, mais pour reconnaître, pour dire sa reconnaissance, peut-être aussi pour s’y reconnaître. Il ne s’est jamais agi pour lui de s’enfermer dans les limites d’une information ni des observations, mais de les acheminer en les respectant – vers le sens que l’émergence des êtres et des choses, leur intrusion insolite dans un monde aspirant à la stabilité, provoquent en celui-ci, de troubles, de turbulences. Il importe donc de déceler, sinon de définir, ce mouvement vers une manière d’être avec l’homme, avec les choses, vers cette forme d’être qu’est, en somme, le poème. En cela le poème est susceptible de donner sens, le poète ne délivrant effectivement aucun message, mais ouvrant une possibilité – des possibilités – de sens. La démarche de vie, la démarche existentielle, entre l’autre, les choses et le moi, se déroulant dans l’illimité est nécessairement fluctuante, sans repérage immédiat temporel ni spatial, sans véritable « demeure » autre que ceux fournis par un moi errant dans un univers en expansion, et soumis à l’apparence des choses imprévisiblement et infiniment surgissantes. La « Amistad de las cosas y los seres […] en su vida cósmica enlazados / en oscura, esencial correspondencia » (l’« amitié des choses et des êtres […] par leur vie cosmique enlacés / en une obscure et profonde correspondance »), permet sans doute l’espoir, fût-il chimérique (et Jorge Carrera Andrade s’en doutait), de résoudre leurs conflits ou antinomies. Comment tracer entre eux cette ligne de partage, cette ligne de faîte où convergeraient leurs énergies chaotiques et sans mesure ? Comment faire du langage l’expression unificatrice, mais non réductrice, et concrètement efficace de ces énergies fondamentales, comment capter et… orienter leurs effets, le chatoyant miroitement de leurs reflets ?
La métaphore comme fenêtre sur le monde
Jorge Carrera Andrade confiait précisément cette fonction à la métaphore, dépouillant celle-ci du tour fastidieusement ornemental qu’elle avait encore trop souvent dans la poésie hispano-américaine, et lui refusant tout recours à quelque idéalisme métaphysique que ce soit. Si le créateur explorait à l’infini les choses – avant les êtres, mais pour rencontrer plus sûrement ceux-ci – de ce monde, il souhaitait en transférer les données et les pouvoirs dans un langage qui fût doté d’une équivalence fonctionnelle : seule la métaphore lui parut susceptible d’assurer de manière immédiate et directe un tel transfert. La métaphore ne lui sembla cependant pas automatiquement (méfiance à l’égard des virtuosités d’un surréalisme de surface) opérationnelle, et l’on peut se demander si la conscience qu’il avait de l’impossibilité de lui accorder des propriétés souveraines n’explique pas, en partie du moins, les moments de pessimisme qu’il ne cherchait pas à dissimuler : ils ne manquent pas de ternir parfois l’éclat essentiel de ce qu’il appelait superbement « Les armes de la lumière » (1953), destinées à éclairer la réalité. Sans doute à cette caducité passagère du pouvoir poétique faut-il trouver d’autres origines : dans la mélancolie, par exemple, dans la nostalgie inhérentes à la sensibilité et à la pensée hispano-américaines qui, toujours, et sous toutes les latitudes (voir la poésie mexicaine, ses « Nocturnes » et ses « Solaires ») ont offert un contraste dramatique entre l’éblouissement qu’éprouvait et continue d’éprouver le regard devant la nature (particulièrement devant les splendeurs équatoriales), et un arrière-pays insondable. Car si le poète équatorien atteignit maintes fois, dans certains de ses ouvrages, une lumineuse sérénité, le doute ne manqua pas de le tourmenter, et les métaphores s’assombrissaient souvent, sans jamais altérer leur capacité de déchiffrement du monde. Le seul regard n’a cependant pas pouvoir de questionnement, chez lui, c’est l’homme qui s’interroge au moyen du regard, et encore laisse-t-il souvent la question sans réponse : le mystère, généralement, reste entier. Peut-être tout simplement parce qu’il n’y a pas de mystère : il y a, c’est tout. Chaque regard est une conquête sans violence, une douce et tendre conquête – mais jamais une appropriation – du monde ; c’est pourquoi la question reste sans réponse. Elle est plutôt participation et le partage implique juste connaissance de la nature des « armes » dont nous disposons. Nommer, c’est partager la vie, insuffler (acte du poème) de la vie aux choses ou reconnaître la leur. La conquête est, dans un premier stade, assumation inductive de ce que sont les êtres et les choses, et elle se mue en une création qui est une tentative d’intelligibilité de l’univers. La métaphore, selon Aristote et ainsi que le rappelle Jacques Derrida, « sera un moyen de connaissance1 ». De la présence du monde nous inférons inévitablement (le monde serait-il sans notre regard ou sans que nous l’éprouvions ?) notre présence à nous-mêmes, sans la moindre altération de la sienne – « el país sin mapa […] dentro de nosotros mismos2 » (« le pays sans carte […] à l’intérieur de nous-mêmes » ) – : c’est exactement à l’endroit, et au moment, de cette transmutation que l’écrivain reconnaît avoir connu un tournant décisif.
La fenêtre que Jorge Carrera Andrade ouvre sur le monde – « la ventana, mi propiedad mayor » (« la fenêtre, mon plus grand domaine ») – n’est en rien une fenêtre baroque, en trompe-l’œil, c’est une délimitation – nullement une limitation – qui permet, sans plus, de cadrer, de concentrer le regard sur un objet (sur une chose, aurait dit le poète) qui s’offre, sans détermination préalable. La découverte se fait, sans qu’il soit nécessaire de la provoquer, et se prête à un cheminement infini, inachevable. L’intentionalité est pratiquement nulle et occulterait d’ailleurs le parcours, altérerait sa liberté, le priverait de la spontanéité qui va de l’œil à la chose. C’est peut-être là que se situe la vraie transparence à laquelle l’auteur fait maintes fois allusion – « Limpiad el mundo – esta es la clave – de fantasmas del pensamiento » (« Chassez du monde – voilà la clé – les fantômes de la pensée »). « Les métaphores sont en quelque sorte un bien d’emprunt qu’on va chercher ailleurs, parce qu’on n’a pas la chose même3 », disait Cicéron. Certes, la métaphore n’atteint pas la « chose en soi » pour la bonne raison que celle-ci n’existe pas, mais elle ne détruit pas, ménage même électivement les choses comparées (contrairement à ce que pensait Pedro Salinas4). « Limpiad » : pour éviter tout écran « intellectuel » falsificateur, la métaphore offrant précisément cette transparence, autorise une vue directe sur le monde. Les « fantasmas del pensamiento » sont écartés en même temps que toute « intellectualisation » abusive qui déterminerait l’exclusivité d’un champ de signes, l’écrivain substitue à ce champ sémiotique un champ métaphorique, et la liberté d’un parcours naturellement indéterminé se détourne sensiblement de toute convention codée.
LES ARMES DE LA LUMIÈRE (extraits*)
II
La lumière me voit : j’existe. La lumière
Regarde autour de moi jusqu’au moindre galet
Et les arbres affirment aussi leur présence
Par leurs feuilles soumises et toutes baignées
Dans le regard total venu des altitudes.
Les armes de la lumière
Sur toute la hauteur de l’échelle qui monte
Du galet à l’écaille et des feuilles aux plumes,
Une étrange et craintive harmonie interroge
Et pose à l’univers d’innombrables questions
Que diffusent sans fin les échos perroquets.
Les armes de la lumière
En ma demeure obscure
J’écoute à nouveau l’homme du fond du miroir,
Qui parle avec moi-même,
Qui m’interroge et me regarde face à face ;
Il répond par l’écho de mes propres paroles
Et me ressemble plus encore que moi-même.
Les armes de la lumière
*Texte original présenté par Jean Cassou et traduit par Fernand Verhensen, éditions Le cormier, 1953, non paginé.
Entre l’objectivité (c’est-à-dire la liaison directe et univoque entre le sujet et l’objet), et l’intersubjectivité se situe le point de jonction, la confluence résonnante des deux trajets existentiels et langagiers : autrement dit la voie poétique. Ce champ associatif (un poème, ou un ensemble de poèmes groupés selon une thématique) pourrait être considéré comme une métaphore générale, mais non synthétisante, ni globalisante, ni unificatrice et moins encore réductrice. Ce champ est bien celui où se déploie ce que Gaston Bachelard appelait si justement une « syntaxe de métaphores5 » . Celle-ci, très caractéristique de la poétique de Jorge Carrera Andrade, est essentiellement plurielle puisque vivifiée constamment par des facteurs nouveaux et imprévisibles : les métaphores sont suscitées à la fois par les événements, les rencontres fortuites, les « choses » innombrables et en perpétuel renouvellement. L’identification du champ associatif (métaphorique) et de la réalité se produit sur la ligne de faîte de leur interférence : sujet (le regard, la conscience) et objet s’identifient, leur interface constituant justement le poème. Interface vide d’objets, mais foisonnante de virtualités ; c’est là qu’émerge la métaphore créatrice de réel. Le sujet et l’objet connaissent dans l’œuvre une fusion formelle si parfaite qu’il est difficile d’en distinguer les données premières dont la conjonction produit une sorte de rayonnante configuration que l’on pourrait prendre pour un mirage troublant et confus ; c’est, en fait, le tableau sans cesse renouvelé de la réalité humaine, en même temps qu’un « nouvel état de la matière » (Jorge Carrera Andrade s’est souvent affirmé essentiellement « réaliste »6).
Cette réalité, vue, sentie, éprouvée, côtoie le réel sur lequel la langue transfère la jouissance sensible en une jouissance sensibilisée de ce que l’intellect à son tour peut percevoir : d’une jouissance (ou d’une douleur, ou d’une nostalgie, ou d’une frustration, etc.) à l’autre, et les identifiant : entre elles, ce seuil impalpable et transparent, la poésie. Celle-ci n’est pas vraiment transfiguratrice, mais bien plutôt élucidante et appronfondissante de la réalité première, immédiate, « réserve » inépuisable, inaliénable, de ce qui ne cessera jamais de survenir, fût-ce pour des regards qui ne seront plus ceux-là qui dans le très éphémère aujourd’hui en perçoivent le décours. À l’articulation de l’ éternel spatial (la beauté des choses) et de l’irréversibilité temporelle (précarité et fugacité de l’existence) se situe sans doute le drame ontologique dont Jorge Carrera Andrade a très personnellement ressenti la profondeur. Entre les éléments (Registro del mundo, 1922-1939, « Inventario de mis únicos bienes », País secreto, 1939) du monde et les événements, il y a une incompatibilité dont il éprouve l’acuité mais qu’il parvient à surmonter, fût-ce temporairement, en accordant aux « armes de la lumière » un pouvoir, non seulement d’éclairement, mais de connaissance qui les transcende et dans une certaine mesure, les assimile. Si la « chose en soi » n’existe pas, il n’existe forcément que des choses contingentes, accidentelles : c’est bien pourquoi il en enregistre certaines avant d’en faire l’inventaire, misant sur quelque similitude entre elles et les événements existentiels. Le langage permet au moins d’éclairer cette convergence, au mieux de reconnaître aux choses une certaine beauté susceptible, peut-être, d’être transférée aux événements de la vie et de situer ceux-ci au niveau, non de la réalité, mais de l’autre réel du poème, passagèrement mais non fictivement hors du temps.
Ce niveau est visiblement tracé par cette ligne de faîte dont nous parlions, où se trouve assurée la liberté créatrice du devenir en raison de l’éternelle dialectique entre le contingent et le permanent, le mouvant et le stable, le continu et le discontinu, le désordre et l’ordre, la vie et la mort.
Renoncer à tout noter
Cette ligne de faîte ne constitue pas la portée symbolique d’un troisième terme, mais est véritablement l’existence des deux autres. Il va de soi que l’information fournie par l’inventaire à la fois émerveillé et nostalgique auquel se livre Jorge Carrera Andrade est troublante en ce sens qu’elle interdit toute homéostasie sensible et mentale. Il est normal dès lors que l’impossibilité de jamais enregistrer la totalité des richesses engendre lassitude ou désarroi. Leur pléthore même, leur infinitude imposent à qui parcourt le monde, comme le fit le poète, de leur fixer arbitrairement (c’est ici qu’intervient l’image de la fenêtre) une limitation douloureuse. Il s’agit en cette occurrence de gérer, sans autre recours que soi-même, ce renoncement à jamais achevé par le fascinant périple autour et parmi les choses de ce monde : solitude, d’autant plus impérieuse qu’elle se mêle de frustration. Renoncer à l’inventaire exhaustif revient à renoncer à l’homéostasie confortable, aux douceurs contemplatives, aux enchantements sans fin. L’acceptation de cette solitude, c’est-à-dire de cette finitude, implique à la fois courage et, surtout, lucidité, celle-ci consistant à assumer, pleinement, et solitairement, la frustration fondamentale que génère le destin humain. Le poème, à ce moment et en ce lieu, sur cette ligne de faîte, est un facteur, non pas apaisant ni thérapeutique, mais énergétique et régulateur ; strictement, pour entendre le fonctionnement poétique comme Ilya Prigogine le fait de la physique, il est bien une structure dissipative, c’est-à-dire qu’il assure, en tant que système essentiellement ouvert, un échange constant et efficace entre le monde extérieur et le monde intérieur. À ce point de vue qui peut certes être tenu pour général, la position de Jorge Carrera Andrade est exemplaire.
C’est dans cette solitude dont nous parlions qu’il vit son doute le plus profondément. Un doute qui exclut la « lumière naturelle » dans le sens où l’entendait Descartes et baigne comme d’un halo les sommets de son œuvre. Cette lumière n’est ici en rien un absolu au centre rayonnant duquel toutes choses finiraient par s’équivaloir avant de s’absorber dans une sorte d’épiphanie d’apparence panthéiste. Il n’en est rien : le regard fait retour vers la réalité et celle-ci est certes éclairée à la fois de l’extérieur par la lumière « naturelle » (dans le sens des Armes non cartésiennes de la Lumière), et de l’intérieur (lorsque l’homme accède à l’autonomie de sa conscience). Peut-être à ce moment est-il midi, l’heure médiane où la lumière est si puissante qu’elle en devient insoutenable et oblige le regard à l’horizontalité humaine (la poésie de Jorge Carrera Andrade est, avant, et dans une acceptation peu traditionnelle, humaniste). À ce moment-là demeure l’objet (les « choses ») irréductible, mais inconnaissable en soi, sur lequel porte la vue à la fois interrogative et enchantée.
Fernand Verhesen est membre de l’Académie Royale de la Langue et de Littérature Française de Belgique.
1. « La mythologie blanche », Poétique, nº 5, 1971, p. 25.
2. PSsías escogidas, Ed. Suma, Caracas, 1945, p. 25.
3. De Oratore, III, 38, 155. Cit. « Rhétorique et langage », par Lacoue-Labarthe et J.L. Nancy, Poétique, nº 5, 1971, p. 123.
4. Préface de Poesías Escogidas, op. cit., p. 7.
5. Psychanalyse du feu, p. 213-214.
6. Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 145.