En 1896, les Hongrois fêtaient avec un éclat sans pareil le millénaire de leur installation en Europe. Vingt-quatre ans plus tard, lors des négociations de paix de Versailles, le futur président français Millerand déclarait que la nation hongroise n’existait pas, et un illustre linguiste du Collège de France ajoutait : « La langue magyare n’appartient pas à une civilisation ». À chacun ses Lord Durham.
Il n’est pas aisé d’expliquer ou de comprendre l’histoire et la littérature hongroises à partir du Québec. Au premier abord, tout sépare ces deux pays, non seulement les distances mais aussi les origines, la langue, les religions, les coutumes et les aspirations, sans parler de leurs situations respectives dans le monde actuel (voir notre « Chronologie » à la fin du dossier). Pointer les quelques ressemblances, détachées de leurs contextes respectifs, serait extrêmement hasardeux et conduirait inévitablement à des conclusions erronées. Pourtant, la tentation de l’analogie est grande, du moins pour certaines périodes et certains événements des deux histoires, si différentes, si lointaines qu’elles soient l’une de l’autre.
Une Confédération d’Europe centrale
D’abord, la Confédération canadienne et la Double Monarchie austro-hongroise sont nées toutes deux en 1867 (on sait que la seconde n’existe plus depuis 1918). Les chemins qui ont mené à ces compromis ne manquent pas non plus de similitudes. La Hongrie, pendant longtemps pays souverain, qui comprenait aussi la Transylvanie (l’ouest de la Roumanie actuelle) et la Haute-Hongrie (à peu près la Slovaquie), était occupée par l’Empire autrichien au début du XVIIIe siècle. Elle chercha d’abord son indépendance par les armes, par des négociations qui n’aboutirent qu’à une dépendance plus souple : la noblesse hongroise gardait une partie de ses privilèges moyennant une loyauté sans faille à la couronne impériale. Elle disposait aussi d’un Parlement appelé Diète (dont la langue officielle a été le latin jusqu’en 1844), d’une université catholique, fondée en 1635, et de nombreux collèges protestants qui florissaient grâce à une relative liberté de culte. À partir des années 1820, une formidable ère de réformes entraîna la transformation bourgeoise d’un pays essentiellement agraire. Une prise de conscience nationale se dessina. Le hongrois devint langue officielle. Ce fut la création de l’Académie des sciences, du Théâtre national et la naissance de l’Opéra hongrois. Dans la littérature, on exaltait les valeurs historiques et populaires du pays, mais aussi la « sainte liberté universelle ». Les revendications politiques, par contre, qui réclamaient notamment un gouvernement responsable, se heurtèrent au refus de la cour de Vienne. Alors ce fut la révolte, dans un contexte européen extrêmement favorable à ce genre de conquête des droits, et une véritable guerre d’indépendance, au cours de laquelle Kossuth, le Papineau hongrois, conduisit le pays à une réelle souveraineté au printemps 1849, conquête annulée au bout de quelques mois par les forces impériales. Et le général Schwarzenberg, premier ministre de l’empereur François-Joseph, déclarait : « Qu’est donc la nation hongroise ? Ils ont toujours été et sont restés des rebelles qu’il faut anéantir et rendre inoffensifs une fois pour toutes ! » On impose alors la langue allemande et les lois autrichiennes. Dix ans plus tard, des recherches de compromis sont entamées par d’anciens réformistes modérés, groupés autour de Ferenc Deák. Des circonstances extérieures obligent enfin l’Empire à céder, et le 8 juin 1867 un gouvernement hongrois responsable est constitué : c’est la Double Monarchie, et la reconnaissance de jure et de facto de l’existence de deux sociétés distinctes parallèles, avec un « chef d’État » commun (l’empereur autrichien désormais aussi roi de Hongrie), avec une armée et une politique étrangère communes, et avec un financement spécial des affaires communes.
Un historien français, inspiré du romancier autrichien Robert Musil, dans un ouvrage sur le Canada et le Québec fit la comparaison suivante entre laDouble Monarchie et la Confédération canadienne : « […] les Autrichiens [à rapprocher des Canadiens anglais] avaient besoin de forces beaucoup plus grandes que les Hongrois [assimilables aux Québécois], car les Hongrois, une fois pour toutes, n’étaient que hongrois, et ce n’est qu’accessoirement qu’ils passaient aussi, aux yeux de ceux qui ne comprenaient pas leur langue, pour des Austro-Hongrois [Canadiens] ; les Autrichiens, en revanche, n’étaient à l’origine rien du tout et les autorités voulaient qu’ils se sentissent également austro-hongrois D’ailleurs, il n’y avait pas d’Autriche du tout. Les deux parties, Autriche et Hongrie, s’accordaient entre elles comme une veste rouge-blanc-vert et un pantalon jaune et noir1. » C’est-à-dire, pour aller au bout de la comparaison, comme une veste bleue fleurdelisée avec un pantalon rouge arborant l’Union Jack.
Un traumatisme appelé Trianon
Mais cette analogie, valable ou non, tombe à partir de 1918, ou du moins subit une mutation assez particulière. En effet, aux termes du Traité de Trianon (4 juin 1920), des territoires importants de la Hongrie dite historique, notamment la Haute-Hongrie, la Transylvanie et la Voïvodine, passent à l’étranger avec plusieurs millions de hungarophones. Cet étranger n’était bien entendu plus l’Autriche, mais la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie. Dans ces nouveaux États-Nations, le hongrois n’étant pas langue officielle, une résistance et une lutte commencent et durent toujours, avec plus ou moins de bonheur, pour la survie d’une culture nationale ainsi minorisée. Il serait mal à propos, et difficile en ce peu d’espace, d’essayer de détailler les péripéties de ces petites nations d’Europe centrale et orientale, où le destin du hongrois ressemble beaucoup à celui du français au Manitoba ou en Acadie. Remarquons néanmoins que le sentiment d’appartenance à la nation hongroise reste très fort parmi les hungarophones des territoires détachés, et que parler de « littérature roumaine, slovaque ou yougoslave de langue hongroise » n’aurait aucun sens, et soulèverait les protestations des écrivains hongrois de ces pays. On parle encore aujourd’hui, soixante-quinze ans après Trianon, de « littérature hongroise de Slovaquie, ou de Roumanie ou de Voïvodine ».
Indépendance et survivance
Cela dit, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de la Hongrie actuelle, l’idée de l’indépendance ou, à défaut, celle de survivance ont été de grands thèmes et motifs de la littérature hongroise depuis deux siècles. Surtout si l’on ajoute à l’histoire évoquée ci-dessus la Révolte des Patriotes que fut le soulèvement de 1956 et, de façon générale, la colonisation militaire, économique et idéologique de la Hongrie par l’URSS jusqu’en 1989, qui suscita beaucoup de réactions chez les écrivains.
La résistance aux forces assimilatrices, doublée d’une volonté de modernisation du pays, animait déjà la poésie de la plus grande figure du romantisme hongrois : Petõfi. Poète désespérément et jusqu’au bout engagé (il meurt sur le champ de bataille en 1849), prophète politique, « colonne de feu / Qui saura conduire le peuple / Jusqu’au pays de Canaan », exaltant le sol hongrois et ses habitants, il n’est pas moins universaliste, héraut de la « liberté du monde » au nom de tous les « peuples las de se voir asservir2 ».
L’autre sommité de cette littérature, Endre Ady, est aussi bien lié à l’histoire de la Hongrie, d’où « l’accent archaïque de sa sensibilité profondément et douloureusement moderne, ses références poétiques à une expérience collective, à une conscience nationale et populaire3 », ce qui ne l’empêche pas de protester sans arrêt contre les forces obstinément arriérées de son pays (Petõfi avait déjà donné le ton), et de souhaiter haut et fort l’union de tous les opprimés, de tous les brisés, hongrois et non hongrois. Si Ady et Nelligan sont tous deux de grands chantres des passions intérieures et personnelles, ce qui fait la différence fondamentale entre le premier et Nelligan, son cadet de deux ans et son co-disciple dans cette école française de la poésie où Baudelaire faisait figure de maître, c’est que, face à l’incompréhension de la « foule méchante » des « marins profanes », le poète hongrois ne rend pas d’emblée les armes, n’aspire pas à vivre « loin de la matière et des brutes laideurs », mais lutte, peste et menace. Pourtant, si le cœur du Québécois, « grand Vaisseau taillé dans l’or massif », est profané, déserté, et va même jusqu’à sombrer par la suite, la fleur qui a poussé dans le cœur du Hongrois n’est pas moins broutée par le « troupeau des compagnons frustes et sots ». La « mer libre et fière » qui était son âme, « libre pour tous les pavillons », n’est pas moins « fatiguée, plate, morte », maintenant, suite aux malheurs qu’un « sort infâme » lui a réservés. Rien n’y fait : lui qui « serait devenu un poète sacré dans n’importe quel pays », lui « le torturé, le toujours luttant4 » veut rester dans le combat avec les siens « en jurant ou en sifflotant ».
À partir de 1920, cet engagement pour la communauté s’exprime différemment selon qu’on se situe à l’intérieur ou à l’extérieur de la « Hongrie mutilée ». Dans les territoires détachés naît et se développe d’abord une crise identitaire que reflétera plus tard une anecdote très connue chez nous. « Je suis né dans la Monarchie austro-hongroise, raconte un vieux ; j’ai passé mon enfance et ma jeunesse en Tchécoslovaquie, j’ai fondé une famille en Hongrie, et depuis quelque temps je vis en Union soviétique. – On peut dire que vous avez pas mal voyagé
– Moi ? Je n’ai jamais quitté mon village. »
Les changements successifs de frontières, de nationalités et de langues officielles engendrent un sentiment d’incertitude en même temps qu’une méfiance à l’égard de tout ce qui est politique. Le besoin d’appartenir à quelque chose de stable et d’authentique mène à un repli sur soi, qualifié parfois de régionalisme, qui se dessine un peu partout, mais surtout en Transylvanie, pays qui jouissait d’une relative autonomie depuis des siècles et possédait une culture spécifique. Le transylvanisme d’entre les deux guerres était la manifestation de cette conscience historique des traditions hongroises de la région, doublée, du moins au début, d’une recherche de coexistence avec les autres peuples, roumains et saxons, favorisés eux aussi par l’histoire. Ce n’est que plus tard, devant la menace tangible de l’assimilation, que cette idéologie deviendra militante, pour servir une communauté de plus en plus minorisée par une habile politique d’aménagement du territoire.
À l’intérieur de la Hongrie proprement dite, à la même époque, le problème de l’indépendance ou de la survivance nationale ne se posait pas, et ne pouvait se poser de la même manière, puisque le pays était politiquement souverain (pour la première fois depuis 1526). Il retentissait, par contre, de la querelle des populistes et des urbains. Les premiers défendaient avant tout les traditions et intérêts paysans (traditions qui comprenaient aussi l’indépendance nationale dont on aurait bientôt besoin face à l’influence allemande), et se voyaient vite taxés de nationalistes par les seconds. Ces derniers, groupés autour de quelques intellectuels radicaux de la capitale, adeptes d’une démocratie à l’occidentale et d’une culture d’avant-garde, étaient accusés de cosmopolitisme par les populistes. La ligne de démarcation entre les deux camps est restée figée jusqu’à nos jours, le clivage paraît irréductible et alimente les tensions tantôt ouvertes, tantôt sournoises, de la vie littéraire hongroise.
1. Le Canada et le Québec au XXe siècle, par Jacques Portes, Paris, Alban Colin, 1994, p. 10.
2. Poèmes, par Sándor Petõfi, présentation et choix par Jean Rousselot, Corvina, Budapest, 1971. Voir également L’apôtre, adaptation de Jacques Gaucheron, Corvina, Budapest, 1975 ; ainsi que Vie de Petõfi, par Gyula Illyés, traduit par Jean Rousselot, Gallimard, Paris, 1962.
3. Endre Ady, Choix de poèmes, établi par Guillevic et Ladislas Gara, présentation par György Rónay, « Poètes d’aujourd’hui », Seghers, Paris, 1967, p. 14.
4. Voir Philippe Jaccottet, Écrits pour papier de journal, Gallimard, Paris, 1994, p. 28. D’ailleurs Jaccottet, en comparant Ady, non pas à Nelligan, toujours hors de portée du regard, mais aux lyriques tels que Rilke, Ungaretti, Eliot et Saint-John Perse, conclut finalement que le Hongrois, par l’expression de la misère de l’homme opprimé, humilié, s’assimile beaucoup mieux à ses confrères de l’Est, Essenine, ou Maïakovski, qu’aux Occidentaux.
Árpád Vigh est professeur aux Universités de Pécs et de Strasbourg où il enseigne la littérature québécoise.
Note : En langue hongroise, on distingue graphiquement les voyelles courtes des voyelles longues. Les voyelles courtes ont un tréma et les longues, un double accent aigu. Puisque nous ne pouvons pas reproduire ce dernier signe typographique, nous y avons substitué le tilde, comme dans, par exemple, Petõfi.
La langue hongroise
Avec le basque, l’estonien, le finnois et le turc, c’est la seule langue en Europe qui ne soit pas indo-européenne. Comme l’estonien et le finnois, elle appartient à la famille finno-ougrienne des langues dites ouraliennes par son vocabulaire de base aussi bien que par sa structure syntaxique. Cette parenté n’a été découverte qu’à la fin du XVIIIe siècle. C’est une langue agglutinante ou synthétique, ce qui veut dire qu’aux racines ou mots-bases, on ajoute des affixes pour marquer les rapports grammaticaux (cas, temps, nombre, etc.). Par exemple, pour dire dans la maison, on prend d’abord le mot-base ház (= maison) auquel on colle l’affixe –ban (= dans) : házban. Pour dire dans les maisons, il faut intercaler encore un -k-, signe du pluriel, entre la racine et l’affixe : házakban. L’harmonie vocalique est une autre particularité de cette langue : les affixes ayant plusieurs formes selon leur tonalité (palatale ou vélaire), ils doivent s’accorder avec la tonalité de la racine. Par exemple, la prépositiondans peut bien être –ban, mais –ben aussi, et si nous disons házban pour dans la maison, il faut bien dire életben pour dans la vie. Enfin, le hongrois connaît deux types de conjugaison, une objective et une subjective, suivant que le complément du verbe est déterminé ou indéterminé. Par exemple, le verbe látni signifiant voir, on dit látom a hegyetpour je vois la montagne, par contre il faut dire látok egy hegyet pour je vois une montagne.
Par rapport au français, notons l’absence des genres grammaticaux et la relative simplicité des temps verbaux, du moins de nos jours. Au XIXe siècle, le plus-que-parfait et, surtout, le passé simple étaient encore monnaie courante dans les textes littéraires.
Somme toute, le hongrois est une langue très musicale (la proportion des consonnes et des voyelles est presque semblable à celle qu’on observe en italien). L’alternance des syllabes brèves et longues permet en outre l’adaptation de la métrique gréco-latine : aussi les poètes hongrois s’en sont-ils abondamment servis dans leurs propres textes comme en traduisant Homère ou Virgile.
La persistance, depuis plus de mille ans, de cette langue rare isolée en un milieu slave et germanique mais assurant un très fort sentiment d’identité est déjà en soi d’un grand intérêt. Rebelle à toute tentative d’assimilation, elle a attiré, par contre, de nombreux allophones au cours de l’histoire. Rappelons que le plus grand poète de langue hongroise, Petõfi (originairement Petrovics) est issu d’une famille slovaque.