Les médias nous le rabâchent sur tous les tons : la Chine vit actuellement à l’heure des grands changements. Longtemps repliée sur elle-même, elle sera le pays hôte des prochains Jeux olympiques en 2008. Qui plus est, la Chine de Mao est en train de réécrire les pages de l’orthodoxie communiste à mesure qu’elle se gagne une place prééminente parmi les grands acteurs de l’économie mondiale. Mais faut-il voir dans l’émergence de cette Chine-là l’arrivée dans la modernité d’un milliard et demi de Chinois ? Pas vraiment, s’il faut en croire Frédéric Bobin.
Ce dernier est chef-adjoint du service étranger du journal Le Monde, après en avoir été son correspondant à Pékin de 1998 à 2004. Son Voyage au centre de la Chine se présente comme une série d’instantanés saisis aux quatre coins de l’Empire du Milieu, qui racontent « les histoires de damnés d’une Chine qui a perdu la partie ». On l’aura deviné, Frédéric Bobin nous entraîne sur l’autre versant de la réussite économique proclamée, sur les chemins plus secrets des oubliés du progrès.
À travers un cumul des témoignages, Bobin nous permet de saisir, au ras du quotidien, les multiples facettes de la vie en Chine : celle des régions sinistrées du nord-est où les « hommes de fer », anciens modèles de l’ère maoïste, sont aujourd’hui « envoyés à la décharge comme des essieux rouillés » ; celle des campagnes qui vivotent ; celle des confins de l’Empire – «far west musulman» du Xinjiang, Sichuan tibétain et Yunnan « birman » – ou celle des expropriés du barrage des Trois gorges.
Chacun des hommes et chacune des femmes rencontrés par Bobin est victime d’une injustice et porteur d’un grief. Leurs histoires, si différentes et pourtant si semblables, racontent une lutte incessante contre le mensonge, la corruption, les abus du pouvoir et l’indifférence. Pour eux, la nouvelle Chine, c’est la précarité absolue. Pour survivre, pas d’autres voies que celle de la débrouille au jour le jour et des petits accommodements avec la loi.
Même en tenant compte de l’extraordinaire résilience du peuple chinois, l’impression que laisse au lecteur le récit de ces tranches de vie, c’est que la nouvelle Chine conquérante pourrait se révéler un géant aux pieds d’argile. Signalons en terminant le remarquable talent de Frédéric Bobin pour peindre un lieu ou camper un personnage en deux ou trois traits de plume. Attentif aux êtres qu’il a rencontrés, Bobin signe un touchant livre de témoignages qui sont autant de rencontres émouvantes.