Peu de gens connaissent le nom d’origine de cette dame aux cheveux blancs qui quittait rarement son mari, car elle refusait obstinément de se présenter sous un autre nom que le sien (d’où le titre de la version originale anglaise de sa biographie : Véra, Mrs Vladimir Nabokov). Comme c’est le cas chez beaucoup de couples célèbres (Dali et Gala, Aragon et Elsa, John et Yoko), Véra Nabokov travaille dans l’ombre de son conjoint écrivain dans les fonctions d’agent de relations publiques, de chauffeur, de lectrice et de correctrice, mais dans ce cas-ci on ne parle pas de « muse ». D’ailleurs, au cours de ses années d’enseignement dans des collèges américains, l’auteur de Lolita ne se refusera pas quelques liaisons avec des élèves pourtant mineures, ce que Madame Nabokov niera farouchement, même devant les preuves contenues dans la correspondance de son mari !
Non seulement Madame Nabokov relisait et « corrigeait » les manuscrits de son mari, mais après la disparition de celui-ci elle tenta constamment de rectifier les propos de ses biographes, afin de perpétuer une image idéalisée de leur couple. Ainsi, lorsque, dans son manuscrit, le biographe Andrew Field fait dire à Nabokov ce qu’il a souvent répété : « J’aime les femmes aux petits seins », Véra rectifie le passage et commente dans la marge : « Jamais ! Non ! […] Impossible pour un Russe » !
Dans la biographie très détaillée que Stacy Schiff consacre à Véra Nabokov, elle évite l’apologie aveugle et réussit à tracer un portrait fidèle du couple Nabokov, avec les défauts et les contradictions de chacun. Les Nabokov étaient snobs, ils étaient critiques et dédaigneux de tout, surtout lors de leur arrivée aux États-Unis. Devant les magnifiques projets d’adaption cinématographiques de Lolita (par Stanley Kubrick) et de La méprise (par Rainer Werner Fassbinder), les Nabokov ne manifestèrent qu’indifférence. Malgré leur attitude, ils ont formé une sorte de couple-culte. D’un naturel compliqué, Nabokov était aussi talentueux et perfectionniste (on se souvient qu’il n’avait accepté de participer à l’émission Apostrophes qu’à condition de recevoir à l’avance les questions de Bernard Pivot et de pouvoir lire ses réponses préalablement écrites à la caméra). À la lumière du livre de Stacy Schiff, on devrait maintenant pouvoir, en relisant les manuscrits de Vladimir Nabokov, mesurer pleinement la contribution qu’y a apportée son épouse, du moins sur le plan littéraire.