L’auteur, nous affirme‑t‑on en quatrième de couverture, a travaillé dix ans à ce livre. On le croit sans peine tant l’investissement est considérable en sources, en parallèles, en dépaysements. De Sartre à Novalis, de Yourcenar à Hergé, d’Apollinaire à Gide, de Baudelaire à Sollers, tous témoignent, qu’ils soient auteurs de romans, de films, d’essais ou de poèmes.
Moisan n’a pourtant rien du collectionneur limité au désir de multiplier les spécimens. Ce qu’il cueille, il prétend le juger, en extraire le sens originel, en blâmer la distorsion. Ses verdicts tombent d’ailleurs avec un tranchant qui n’a rien d’aérien, aussi bien à propos de la féminité ou des particularités du poète que du dialogue entre l’art et la technique.
Malgré le large empan des perspectives, ce livre indispose comme une agression. Ayant moi‑même assez peu d’atomes crochus avec Sollers, Beauvoir ou Sartre, je suis heurté par le ton de Moisan plus que par ses attaques contre ces idoles. Quand cette agressivité salit Yourcenar, Gide ou même Apollinaire, ton et propos deviennent tous deux discutables. « Que conclure de cette notation, écrit Moisan, si ce n’est que la délicatesse d’un poète est inintelligible pour un prosateur ? En tout cas pour un prosateur épais comme Gide. » Ou encore : « Un poète égoïste est lui aussi un monstre, témoin Goethe, témoin Réjean Ducharme ». Peut‑être les invectives se justifieraient‑elles si Moisan offrait des arguments défendables au soutien de ses anathèmes. Ce n’est pas le cas. Même ses meilleurs coups de sonde semblent ne viser qu’à confirmer le jugement préétabli. Après s’être incliné à juste titre devant les poètes qui illuminent la fin du XIXe siècle, Moisan nous plonge dans « une nuit profonde » : « Gide et Montherlant, figures repoussantes ; Claudel, outrageusement sectaire ; Breton, l’homme qui crache sur Poe ; Sartre, idéologue absolu, espèce de potentat de la pensée ; Simone de Beauvoir et Marguerite Yourcenar, hommasses et péremptoires ; Alain, contempteur de la compassion… » Nuances ? Inconnues au bataillon.
Les idées écopent autant que les auteurs. « Si les femmes sont sous‑représentées dans les parlements, écrit Moisan, ce n’est pas parce qu’on leur en interdit l’accès ; c’est peut‑être tout simplement parce que la politique, ça ne les intéresse pas ; la politique, pour elles, c’est trop abstrait. » Moisan écrit encore : « De même que ‘l’insolence est le charme des jeunes gens’ (Musset), de même on pourrait dire que la confusion est le charme de l’écriture féminine ».
Moisan conclut avec la même véhémence à la mésentente congénitale entre la poésie et le vocabulaire technique. Il suffirait d’un mot lié à la modernité technicienne pour tarir le flux poétique. S’il tolère bateau, il fulmine contre avion ! Avis à Apollinaire. Moisan n’apprécierait ni Verhaeren ni Charlebois chantant « Québécair, Transworld, Northern, Eastern… » S’aventurant dans l’univers de Tintin, Moisan jugera qu’Objectif Lune et On a marché sur la Lune sont des « œuvres assommantes » parce que Hergé s’est laissé dévorer par la technique. Ce serait parce qu’il est « le héros absolu » que « Tintin ne s’occupe pas des femmes ».
Abondant capital investi dans des causes incertaines.