Voici un livre de poésie. Assurément, la parole y est poétique, mais un titre ne doit pas être pris à la légère. Cet ouvrage constitue bel et bien une manière de conte. Or, nous le savons, l’univers des contes fraie parfois avec l’horreur. L’enfance a beau être à l’honneur, l’enfer y côtoie le paradis la plupart du temps.
« Je ne parle plus que la langue d’un idiot. » J’extrais ces mots du précédent recueil de l’auteur. Demeures était un charmant recueil. Mais qui parle de charmes avec Demeures et Une façon de conte doit insuffler à ce mot tout ce que vivre et mourir implique de souffrances et de malheur. Rien ne me semble plus grave que la légèreté à l’œuvre dans ces recueils.
Mon souvenir de Demeures repose en grande partie sur le plaisir que m’avaient procuré ses illustrations ô combien naïves. Les sourires que m’adressaient les petites maisons vivement colorées de l’artiste me séduisaient grandement.
J’ouvre Une façon de conte et tombe sur ceci.
« Ses doigts cherchent la lumière parmi les limbes de cet homme sous haute tension. Pain. Lune sur chaise. Sucre lent. Ce crime en marge du roman Crooked House. Souillures. Éducation. Ses premières déclinaisons sans euphémismes ni pardon. »
Suis-je séduit ? Il y a là de quoi décontenancer, en tout cas. Ces phrases détachées, dont l’une ne contient qu’un seul mot, ont presque toutes du sens, un sens, mais lequel ? Que fait la lune sur un banc et que signifie « sucre lent » ? Lent peut-être à fondre dans une tasse ou lent dans la mesure où le pain (rond ici, comme la lune) appartient à la famille des sucres lents ? Les liens entre les phrases, et même entre les mots, sont ou bien absents, ou bien tenus sous le boisseau ; liens à chercher et peut-être à découvrir pour peu que l’on soit curieux. Or, il me semble que l’on a intérêt ici à se montrer tel. Le jeu en vaut la chandelle. Ce petit tableau, pour composite que soit la scène qu’il propose, est loin d’être insignifiant ; il a pour élément principal un thème qui sera développé avec à-propos tout au long du recueil. Il s’agit du thème de la souffrance.
Les quelque 30 morceaux ou poèmes que contient ce recueil, sans compter les 14 dessins qui participent de leur mouvement, proposent une histoire. C’est l’histoire d’une femme qui au départ plonge ses doigts dans les limbes d’un homme « sous haute tension ». On le voit, ce drôle de conte sera loin d’être amusant. L’homme est mal en point et sa compagne ne se porte guère mieux. On parle dans son cas d’une « artère de la tête du fémur rompue, comme ces visions de ballerines éborgnées ». Ces deux personnages entretiennent une relation toxique : « Sa nuit s’approche d’une autre nuit ».
La façon dont est fait ce conte a d’abord de quoi déconcerter. À sa lecture, notre œil semble vissé à un kaléidoscope. Des dizaines de petites informations scintillent et papillotent sur la page. On cerne difficilement la logique les reliant, quoique assez tôt du sens vient à s’en dégager. C’est que cette prose poétique n’a rien d’absurde ou de gratuit. Certes, elle procède d’une véritable liberté créative, mais de l’apparente incohérence qu’entraîne cette liberté point une indéniable pertinence. La manière est fantaisiste, l’atmosphère du conte se rapproche de l’onirisme mais, paradoxalement, c’est le réalisme qui prime dans ces petits fragments de récits. On y voit des images très crues, pour ne pas dire empreintes de cruauté. Huot traite d’une dure et pénible réalité. Cet enfer, il parvient à le rendre avec brio.
Les représentations de l’univers qu’il dépeint sont percutantes. Elles s’accordent avec la violence du monde brisé où évolue en chute libre le personnage féminin du conte.
Elle n’a que dix-huit ans. Elle tombe. « Creux. Creux. Plus bas dans la blessure. » « Frappe à la porte du loft de son client. » « Fume le fentanyl. » « Aujourd’hui, elle se mutile le bras à l’exacto. » Elle se sent sale. Mais, lorsque l’on veut « se laver de ces langues stériles comme un fait divers sur sa peau […] prendre une douche », cela n’enlève rien à l’horreur. Il faut des fleurs, beaucoup de fleurs pour en venir à bout, ne serait-ce que l’espace d’une rêverie.
Il y eut de beaux moments. Par exemple, lorsque sa mère tendrement caressait « sa chevelure mouillée en lui lisant Le roitelet des frères Grimm ». Dans le présent misérable où s’abîme cette jeune prostituée, il y a des lueurs du passé qui reluisent, quelques fleurs de jadis parviennent à refleurir malgré tout. C’était au temps de l’innocence. « S’animent les paysages simples. Années blondes et bleues. » Dans les « replis du mur », la jeune femme « perçoit la mer. Un quai. Bouquet de violettes des bois et monnaies du pape ». De rares moments de bonheur affleurent ainsi à travers les souvenirs. Dans l’un de ses dessins, l’auteur cite Jean-Luc Nancy : « Il n’y a de sens qu’à fleur de sens ». Ce sont finalement des fleurs que le poète offre en guise de consolation à sa pauvre héroïne. Le recueil prend fin avec ces fleurs qu’on pourrait croire dessinées par une main d’enfant.