L’œuvre d’Antonin Artaud est sans contredit l’une des plus imposantes, des plus troublantes à avoir jamais été publiées. Parce que sa parole, tantôt souffrante, tantôt exaltée, est profondément, cruellement vivante, soufflante, charnelle. Elle mord, crache, saigne et sue. Elle sécrète de l’intelligence pure, brute et crue. Et, pour cela justement, elle dérange, effraie. Et, pour cela justement, on l’a qualifiée de folle. Affaire classée.
Et pourtant non. Voilà que, pour la plus grande joie des lecteurs d’Artaud (et des lecteurs tout court), paraît, chez Lévesque éditeur, un livre étrangement attrayant, au titre mystérieux : Une estafette chez Artaud. Son auteur : Nicolas Tremblay. Son histoire : celle d’une rencontre, d’un savoir, d’un choc langagier. Celle de Nicolas Tremblay, mort en 2015. Celle de son « histoire » avec l’œuvre d’Artaud, relatée par sa descendance. En effet, quelques générations se sont succédé depuis la mort de Nicolas et c’est depuis ce lointain futur que sont examinées, interrogées son existence certes, mais également son époque, c’est-à-dire la nôtre. Aussi, fort d’une structure éclatée, qui mélange avec adresse les genres littéraires – du roman au théâtre et de la biographie à la poésie –, le récit porte un regard critique sur les mœurs, les fuites et les dérapages de notre époque (monde politique, milieu universitaire, famille), et sur l’atterrante platitude de toute vie ordonnée, cordée, domestiquée.
La connaissance qu’a l’auteur de l’œuvre et de la vie d’Antonin Artaud est magistrale. Et elle l’est d’autant plus qu’elle est viscérale, embrassant l’œuvre dans sa totalité : de Héliogabale à Van Gogh, du Mexique à Rodez, de la Cruauté aux glossolalies, tout, vraiment tout y est. De plus, en intégrant à la biographie de Nicolas Tremblay (le personnage) celle d’Antonin Artaud, Nicolas Tremblay (l’auteur) renvoie la littérature à son devoir premier : ébranler, secouer, traverser le corps du lecteur jusqu’à ce que sa parole, sa voix en soient trouées, vidées des savoirs imposés, libres enfin d’accueillir en leur souffle celui de l’autre, le vivant en ce qu’il recèle encore d’étonnement, de délire, de furie.
En fait, à la lecture de l’Estafette, il surgit à l’esprit des mots, des images : foudre, magie, tonnerre, fulgurance. Disons-le franchement : cette « autogenèse littéraire » est l’œuvre d’un écrivain de la plus haute intensité. Et la parole de son auteur, une parole d’une intelligence rare qui fait honneur à celle d’Artaud, rompant avec l’éternelle opposition raison/folie et rappelant, acharnée, que la mission première de tout être pensant est non pas de reproduire la réalité, de s’y fondre mais, au contraire, de la tordre, de la malmener, de la transformer ; bref, de lui faire dire autre chose que ces banalités, clichés et lieux communs dans lesquels nous baignons trop souvent et qui, à force de répétitions, tuent en nous la parole et, pire encore, son désir.