Plutôt que de souscrire à l’« histoire sociale », l’historien américain John Demos a opté pour l’« histoire narrative » afin de raconter la captivité, chez les Iroquois mohawks de Kahnawake, d’Eunice Williams, fille du puritain John Williams, éminent pasteur de Nouvelle-Angleterre au début du XVIIIesiècle.
Le 29 février 1704, sous la conduite du jeune lieutenant Jean-Baptiste Hertel de Rouville, une cinquantaine de Français et un groupe composite formé d’Abénaquis de Saint-François, de Hurons de Lorette et de Mohawks de Kahnawake attaquent le village de Deerfield, au Massachusetts. Les Indiens – « erreur » d’appellation retenue par l’historien, « bien qu’avec réticence » – massacrent alors les habitants, suppriment les animaux, pillent et brûlent les maisons, et font quantité de prisonniers. Parmi ceux-ci, on compte John Williams, sa femme et cinq de leurs enfants ; deux autres, âgés de six ans et de six semaines, sont abattus sur place. Durant la longue et contraignante marche des captifs vers Montréal, la femme de John est tuée. Lui-même et quatre enfants seront par la suite libérés, tandis qu’Eunice, enlevée à sept ans, ne voudra jamais retourner vivre dans sa famille ni dans son pays d’origine malgré les nombreuses démarches, prières et objurgations de son père et de son frère Stephen. Adoptée à Kahnawake, Eunice se mariera à un Mohawk, deviendra catholique, mettra au monde au moins deux filles, qui épouseront des Indiens, et aura des rapports sporadiques avec les siens, dont Stephen devenu pasteur comme son père.
Loin de prendre le ton habituel de l’historien grave et neutre, John Demos, bien servi par sa traductrice française Berthe Fouchier-Axelsen, choisit un mode narratif qui ne se contente pas de rapporter les événements. Attentif à la psychologie des personnages mis en scène, il se plaît à commenter, à expliquer, à interpréter les faits, voire à lire « entre les lignes » ou à imaginer des scénarios plausibles en l’absence de documents concrets. Même s’il dit avoir renoncé à écrire une « histoire sociale », John Demos trace nombre de tableaux reconstituant la vie des colons de la Nouvelle-Angleterre, les guerres intertribales et anglo-françaises, les luttes de pouvoir entre les pasteurs puritains américains et les jésuites du Canada, les négociations menées pour l’échange ou la libération de prisonniers, le trafic illicite des fourrures, les mélanges raciaux, le système matriarcal indien, les tortures… Il fait tout particulièrement revivre la communauté mohawk de Kahnawake où Eunice Williams a vécu jusqu’à sa mort, en 1785, à 89 ans. Se profilent également en arrière-plan plusieurs grands épisodes de l’histoire, tels la guerre de Succession d’Espagne, la Grande Paix de Montréal, la double prise de Louisbourg, le traité d’Aix-la-Chapelle, la bataille des plaines d’Abraham, la guerre de l’Indépendance américaine…
Une captive heureuse chez les Iroquois repose sur une impressionnante documentation : les 43 pages terminales réunissent pas moins de 658 notes et références bibliographiques. L’essai a reçu aux États-Unis le National Book Award en 1994 et le prix Francis Parkman en 1995, en plus d’avoir été finaliste pour deux autres distinctions : le prix Ray Allen Billington et le National Book Critics Circle Awards. Voilà des honneurs pleinement mérités.