Le récit de Jean-Louis Ézine débute dans la plus pure universalité : l’enfant, emporté et protégé par un papa à vélo, connaît à la fois l’ivresse de la descente et la sécurité des bras paternels. Les yeux piquaient, la bouche voulait hurler de plaisir, rien de pénible ne pouvait survenir. Cela, même si la vie oblige à douter ensuite de certains détails, s’est inscrit à jamais dans l’imaginaire. L’auteur vante cet enracinement dans la mémoire et le décrit dans une langue dense à l’extrême et pourtant poétique.
La suite, sans démériter, sera plus française qu’universelle. Certes, dans tous les pays du monde, les champions, de Zatopek à Pele, concentrent sur leurs exploits les rêves de bien des jeunes. Il n’en demeure pas moins que le cyclisme, grâce à la merveille de pédagogie et de mise en marché qu’est le Tour de France, titillera l’imagination du jeune Français plus que celui du garçon québécois ou australien. Le Tour de France ne s’y trompe d’ailleurs pas : il a l’intelligence de laisser vivre, à côté du cirque surhumain où triomphent les Armstrong et autres Indurain, un parcours plus modeste où peuvent s’illustrer les amateurs, les touristes-routiers, pour tout dire les « ténébreux ». Eux aussi pédalent à perdre haleine, déterminés, à défaut de triompher, à boucler leur grande boucle. « Ils reviennent et c’est tout de suite la gloire. On les porte en triomphe, ils ouvrent un commerce, un magasin de cycles, un café, une boutique de fleurs, n’importe quoi mais qui s’appelle toujours : ‘Au tour de France’. C’est comme s’ils revenaient de la guerre. » Précisément parce que Jean-Louis Ézine situe ce beau rêve dans une mythologie française ou européenne, termes et références réduisent quelque peu le plaisir des lecteurs d’ici. « Pourquoi le Tour de France ? Parce que la légende rejouée de la grande boucle était la seule qui reliait le présent au passé et la vie à la vie. Rien d’autre n’avait duré, rien d’autre n’avait triomphé des années de mort, rien d’autre n’avait survécu à l’enfer, rien d’autre traversé les âges et la sanglante terreur. Le tour était la grande allégorie française, et elle enfermait l’éternité retrouvée du territoire. » De quoi, en effet, faire rêver l’enfant de France. Il y avait le Tour, il y a de nouveau le Tour, que l’horreur batte en retraite.