Lorsque s’ouvre ce roman autobiographique, zébré de plages poétiques, Andrzej a neuf ans et il a perdu un bout de langue au cours d’un jeu avec son frère. Est-il un garçon, est-il une fille ? Androgyne dans l’âme peut-être ? « Au milieu des petites filles, souligne-t-il, je me sentais petite fille, au milieu des garçons, j’étais presque un garçon. » Ne reculant pas devant le travestissement, il parle de son pénis comme d’une « infirmité » et fantasme sa chatte avec une précision « autorisée » par sa mère toute-puissante qui l’appelle Oupi (c’est-à-dire Poupi, ma poupée). L’ironie de la chose est qu’elle devrait bien voir qu’il en a puisqu’elle est ophtalmologue, ce qui ne semble pas faire problème pour son père qui ne fait que passer, qui se porte absent. Médecin actif dans la Résistance, il a été haut fonctionnaire aux affaires sociales, et maintenant est officier de l’armée polonaise. Il n’arrive donc pas à s’inscrire dans le registre du symbolique, puisque la mère dévore tout et laisse largement ouvertes les virtualités incestueuses.
On l’aura compris, il s’agit ici d’une histoire d’Œdipe sur fond de Seconde Guerre. La première partie du roman a lieu en Ukraine, pendant des vacances d’été. Andrzej, le narrateur, est initié aux mystères de la chair par Sara, douze ans. Hétaïre et gitane, cette sœur lointaine de Salomé guide Cupidon dans un monde comblé de sensualité, d’érotisme, de corps, mais où la différence des sexes demeure problématique, où l’identité reste chancelante. Puis c’est la blessure, la coupure, la déportation. Andrzej et son frère aîné, Renek, sont transplantés avec leur mère dans un camp stalinien où s’entassent Polonais, Russes, Tatars et Juifs. Alors qu’on s’attendrait au récit d’une hécatombe, c’est plutôt un vaste circuit d’échanges sexuels que nous découvrons, sans pour autant qu’il s’agisse de prostitution. Le froid a beau mordre, il est clair que les filles ne portent jamais de culotte à Panino, là où les filles tombent du ciel. Andrzej est au septième ciel : les filles, les jeux et les parfums se répondent dans une ténébreuse et profonde unité. Sirènes et princesses montent sur le carrousel du destin lequel, même s’il semble jaloux de la félicité, laisse l’innocence faire son œuvre en faisant de la nudité l’outil privilégié de la connaissance humaine.