Quelque part dans un village des Hautes-Alpes, une fillette de sept ans subit les assauts pervers de son beau-père, à son atelier de travail, dans la chambre de la maison d’un ami, dans celle de la grand-mère maternelle, dans chaque pièce de la maison familiale. Un chalet, une voiture, une tente font aussi l’affaire. Elle subit ces assauts non pas un mois ou un an. Non, durant sept ans.
Écrit de la maturité, Triste tigre est singulier, voire unique. À 44 ans, Neige Sinno a vécu cette torture, y a survécu, elle a enfanté, mieux elle aime quand elle décide de s’attaquer à ce livre impossible. C’est alors qu’elle déploie ses antennes, embrasse une très large perspective et convoque de grandes voix de la littérature, Woolf, Faulkner, Primo Levi, Nabokov bien entendu, Toni Morrison, Annie Ernaux, Goliarda Sapienza, les philosophes Deleuze, Foucault, Sartre, quelques cinéastes aussi, dont Tim Roth et sa bombe-cinéma The War Zone (1999).
Dans son esprit, nul doute. Selon l’autrice qui observe et cherche à comprendre, ce qui se passe dans la tête de la victime ne la fascine pas comme ce qui se passe dans la tête du prédateur/violeur. La victime, on peut imaginer, se mettre à sa place. Mais l’homme incestueux ? Là on est mystifié. « Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui font que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. »
Neige Sinno pose son regard d’aujourd’hui sur son corps d’alors, filiforme, osseux, sans formes ni poitrine. Il n’y avait rien à voir, tranche-t-elle, sinon la pure innocence, et peut-être la possibilité de la détruire serait ce qui attire l’homme incestueux. Impavide, elle décortique les diverses stratégies du prédateur, dont celle de la mise en scène du consentement de l’enfant. « Tu aimes ça, non ? » Elle livrera plusieurs batailles contre l’homme charismatique, contrôlant, qualifié par l’expert en évaluation psychiatrique de pervers narcissique avec des tendances sadiques. Elle n’en gagnera qu’une seule. Elle ne cédera pas devant l’injonction du beau-père pervers de se faire appeler papa.
Peu de ses idées ou de ses intuitions aboutissent à un verdict, c’est-à-dire à une conclusion immuable, et les zones grises sont arpentées avec rigueur, souvent avec douleur. Soyons claire. La tectonique des plaques du viol incestueux affecte toute vie qui s’en trouve proche, d’une façon ou d’une autre. Tremblement de terre ou activité volcanique, quelles que soient ses répercussions, l’enfant sait qu’elle doit se taire. Le calcul est vite fait : quatre enfants à nourrir, un salaire unique de femme de ménage, un soutien de famille en prison, le déshonneur inévitable et la mise au ban de la communauté. Dans tous les cas, c’est faire exploser la cellule familiale. Pour se protéger, l’enfant se convainc que si la chose n’est dite à personne, elle n’existe pas. La voilà enfermée dans sa geôle de silence et cette intimité extrême « que ne peuvent connaître que les victimes et leurs bourreaux ».
Au milieu du récit, on se demande encore quel est l’objet littéraire qui se trouve entre nos mains. Ni roman ni récit. Moins encore témoignage. Enquête sociale, essai philosophique, énoncé psychologique qui s’entrecroisent à des bribes de confession, on s’en approche. L’écriture sobre évoque un échange à voix basse entre la narratrice, celle, concentrée, qui raconte, et celle ou celui qui, recueilli(e), écoute. Quelquefois la narratrice nous interpelle, nous questionne, nous met en garde sur la teneur véritable de ses propos qui avanceront toujours masqués, précise-t-elle, nous confie ses doutes et ses contradictions, nous soumet un dilemme dans un seul but : mener le plus loin possible sa quête de vérité. Sans enjoliver ni enlaidir. Après, elle se demandera pourtant ce qu’est la vérité.
Une question tarabuste l’espace cartésien de la pensée. Comment, pendant toutes ces années, malgré la multitude des agissements et des lieux, la mère, une sœur presque du même âge, les ami(e)s, la parenté, les professeurs, les médecins consultés, le voisinage n’ont rien vu ou même soupçonné ? « La mère est coupable. Je suis d’accord. […] Je l’ai blâmée, mais elle ne m’a pas violée. » La déflagration atteindra aussi son père, mais Neige Sinno restera très vague à son sujet. « Il s’est muré dans le silence, et s’est laissé mourir. »
Un point demeure en partie aveugle. Si elle note au passage que les prédateurs sont de sexe masculin dans la majorité des cas, peu d’attention sera accordée à ce fait capital. Les actes incestueux seraient commis à plus de 96 % par des hommes, ce qui n’enlève rien à la gravité des gestes qui seraient posés par des femmes, précisons-le. L’explication brève de ce constat implacable serait le désir débridé de pouvoir. L’explication profonde reste à découvrir, ce à quoi contribue la plongée dans les ténèbres de Neige Sinno.
Lui, au terme d’une sentence de neuf ans de prison dont il n’en aura purgé que cinq, a refait sa vie et a conçu quatre autres enfants. Elle, elle l’a dit et redit : « Je ne suis pas sauvée ». Si elle se désole que le royaume de la littérature ne l’ait pas accueillie et protégée, car « on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection », la réalité bouscule quand même cette assertion. Triste tigre est le livre français le plus récompensé en 2023, et s’enorgueillit entre autres du prix Femina et du Goncourt des lycéens. Et au détour d’une entrevue, cet aveu : « Le texte terminé, j’en connaissais sa puissance ».