Un Haïtien, peau toute sombre, dont le seul souvenir du père inconnu ouvre en lui les abîmes de la honte. Voici Gabin, au prénom généreux de comédien et de chanteur. Une psy hantée par le drame de la disparition de sa mère, en Espagne, alors qu’elle n’était qu’une enfant. Voici Marianne, au svelte prénom républicain. L’exil, la perte des ancrages, Internet n’y remédie pas : il vit dans un trou de Lachine, elle tient cabinet et enseigne à l’université ; il fréquente la poésie, elle glisse par la danse ; il dérive au gré d’un destin sournois, porteur d’un Mal absolu, elle organise rigoureusement sa traversée des apparences, en cette culture qu’elle semble estimer insensible. Deux logiques d’angoisse, deux quêtes d’identité. Deux grâces aussi, deux races, deux fuites.
Puis un jour (ou est-ce un soir ?), les pas perdus de Marianne rencontrent la voix d’oiseau de Gabin au cœur de l’amertume vertigineuse, héritée de la Barcelone de leur enfance : « Gabin m’a ressaisie en des liens que j’avais abandonnés. » Étrange que cet homme riche de sang, ayant perdu ses repères, dissocié de lui-même, n’entrant en relation avec les autres que pour jouir de son silence, en vienne à permettre à cette femme d’une tristesse opaque de s’ouvrir à ses émotions les plus enfouies, à ses peurs les plus délirantes. Sont-ce ses mains de guérisseur, sa déréliction ou son « irrespiration » qui stimulent la montée d’affection, au point où elle sent par moments une « peau commune » ? Comment le savoir ? L’essentiel est ici qu’il lui permet de toucher en elle-même quelque chose que sans lui elle risque de perdre à jamais. Une fois attaché à cet errant « voué à la brûlure des choses », elle aborde aux eaux de l’amour fou. En cette rencontre, villes, vies et mouvements se fondent et se confondent dans les mémoires tatouées au creux de chaque cellule de leur corps.
Il y a dans ce premier roman à la belle langue et à l’émotion frémissante une attention caustique aux tendres forces de la passion et aux inepties de notre système destructeur d’altérités, promotrices d’illusions. Un rythme, des êtres humains, une expérience.