Dans ce livre touchant à la fois la littérature intime et l’histoire militaire canadienne, Denys Lessard évoque l’abondante correspondance qu’ont eue ses parents avant leur mariage, en 1945. Les deux jeunes amoureux s’étaient rencontrés en 1942, mais quelques mois plus tard, Gérard Lessard fut conscrit et Jeannine Nadeau en fut involontairement séparée durant trois ans, un peu comme dans la pièce Tit-Coq (1948) de Gratien Gélinas. De ces quelque 1000 lettres échangées durant cette période et conservées, le fils a retenu plusieurs longs extraits pour construire une trame bien structurée, qui évoque les aléas de l’entraînement militaire et les souffrances du soldat isolé. Sa correspondante, que Gérard surnomme « Jeannot », répond à sa fougue, mais avec plus de retenue.
Ce recueil très original n’est ni monotone ni tragique ; les commentaires en marge des lettres éclairent et mettent en évidence le contexte et les sous-entendus. On a même dressé la liste des films que les amoureux ont vus ensemble ou chacun de son côté. Le propos se subdivise en trois parties thématiques : l’écriture, le combat, le désir. Cette dernière partie sur les mSurs et les manières de contourner les interdits moraux de l’époque est la plus intéressante, car elle décrit avec précision comment cette génération considérait la sensualité, la chasteté et l’éventualité du mariage. On peut lire une copie du formulaire officiel (uniquement en anglais) de « demande de permission de se marier », rempli par le soldat auprès des autorités militaires canadiennes. En 1993, le même éditeur avait fait paraître des mémoires militaires d’un aviateur québécois, intitulés Du salpêtre dans le gruau, Souvenirs d’escadrille, 1939-1945, de Gabriel Taschereau, qui évoquaient également la vie sexuelle des militaires canadiens en Europe.
En dépit d’une longue préparation et de plusieurs années d’exercices pour le combat, le soldat Lessard n’aura jamais à se rendre sur le front pour combattre l’armée nazie. Néanmoins, les échanges épistolaires des deux jeunes amoureux ne peuvent manquer de nous toucher ; il faut en outre apprécier les pages de la conclusion dans lesquelles Denys Lessard évoque ses propres sentiments par rapport à ce portrait de ses parents, autrefois passionnés et même fougueux : « Le fossé qui sépare le Gérard amoureux, celui qui se dévoile dans ces lettres, et le père que j’ai connu […] correspond […] à la mort d’un idéal ».