Dans ce recueil d’une rare violence, la poésie d’Antonin Artaud (1896-1948) déferle. Le titre intrigue : le mot « suppliciation » n’existe pas dans le dictionnaire ; on n’y trouve que « supplice » et « supplication », ce dernier terme signifiant une prière ou une remontrance émanant des parlementaires et destinées au roi.
Recueil posthume rédigé durant les années d’internement d’Antonin Artaud (à partir de 1937 et jusqu’en 1946), Suppôts et suppliciations décontenancent souvent par la force des mots et l’agressivité du poète. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le ton n’est pas provocateur ni complaisant, mais plutôt désespéré : volontiers blasphématoire, obscène, grossier, scatologique, mais surtout, profondément révolté. Les textes proviennent de différents cahiers rédigés à l’asile de Rodez ; les genres sont variés : poèmes, courts récits, articles (sur Lautréamont), lettres (à ses amis, à Jean Dubuffet, à André Breton, à Georges Braque), récits de rêves (« Les treuils de sang »). Certains textes obsessionnels comme « C’est l’ordre de la cochonnerie criminelle, mentale » ont été dictés par Artaud à sa secrétaire, en 1947. La présentation et les notes d’Éveline Grossman, qui avait publié Artaud, l’aliéré authentique chez Farrago-Léo Scheer en 2003, situent le contexte d’écriture et l’origine de ces archives rares, qui se révèlent comme autant de symptômes successifs : dépressions, délires et moments de psychose à la suite des cures de désintoxication de l’écrivain devenu dépendant de l’alcool et de la drogue.
Pourquoi alors lire des textes aussi tortueux, faits de tant de souffrance et de ressentiment ? D’abord parce que l’on y retrouve parfois à l’état pur la verve du poète surréaliste (comparons ces écrits avec L’ombilic des limbes, publié en 1925). Cette écriture sans limites et sans contraintes de l’auteur du Théâtre et son double se rapproche absolument de la conception initiale du surréalisme, qui se voulait une expression délivrée des mécanismes de la censure ou de l’autocensure. Aussi, on trouve dans ces ultimes textes d’Artaud les limites de la poésie la plus violente, la plus révoltée, la plus subversive : peut-être la seule expression libératoire d’un être profondément tourmenté, se sachant condamné.