« […]j’ai envie d’être déjà rentrée, déjà prise par une musique d’écriture, continuant de contempler le rideau de pluie et, à travers lui, bien au-delà, ma mère en train de nager, seule, inaccessible… »
Romancière, essayiste, Chantal Thomas a d’abord poursuivi une carrière universitaire avant que son roman Les adieux à la reine ne la révèle au grand public en 2002, année où elle s’est vu attribuer le prix Femina, dont elle est aujourd’hui membre du jury. Spécialiste du XVIIIesiècle français, notamment par ses ouvrages consacrés à Sade, à Casanova et à Marie-Antoinette, Chantal Thomas n’en poursuit pas moins une œuvre éminemment personnelle, voire intime, ce dont témoigne Souvenirs de la marée basse.
Le récit – dénomination qui me semble dans le cas présent plus appropriée que celle de roman apparaissant en page couverture, non seulement parce que la narratrice et l’auteure se confondent, mais par la forme qu’emprunte la narration – est porté par deux pôles, l’eau et la mémoire, l’un se reflétant, prolongeant l’autre au rythme des images qui rejaillissent à chaque plongée dans les souvenirs tantôt ancrés dans le bassin d’Arcachon, lieu béni de l’enfance, tantôt issus des autres rivages, ceux de l’âge adulte, New York, Paris, Menton, qui permettront à Chantal Thomas, ici personnage du récit de sa propre enfance, et à sa mère d’échanger des cartes postales qui viendront, une à une, dessiner les contours d’une relation mère-fille jusque-là demeurée inachevée et inhabituelle. Comme était inhabituelle pour une femme née au début du siècle dernier de vouer une telle passion à l’eau, à la nage, de consacrer l’essentiel de ses journées à cette activité libératrice, non dans des piscines chauffées et surpeuplées, mais le plus souvent seule, à la mer, comme la nageuse olympique qu’elle eût pu devenir si l’idée même de compétition avec autre que soi n’était venue pervertir ce désir. Sa vie durant, Jackie, la mère de Chantal Thomas, n’accepta d’autre contrainte que celle que lui imposait le vent lorsqu’il l’obligeait à demeurer sur la plage, la mer s’avérant alors trop démontée pour s’y risquer. La vie familiale, tout aussi marquée par l’absence de conformisme définissant les relations du couple que formaient Jackie et Armand, se déroulait au rythme des saisons entre Ville d’été et Ville d’hiver, entre la liberté pleine et entière que procurait l’été et le long confinement des mois d’hiver où Jackie se voyait refuser l’accès à la mer.
« Je suis née d’impulsions sportives et de la convoitise de corps parfaits, écrit Chantal Thomas. Je suis née de parents qui s’étaient rencontrés à quinze ans et que la séparation de la guerre n’a pas fait mûrir à la même vitesse. » À la lecture de Souvenirs de la marée basse, le lecteur a parfois l’impression d’être en présence d’une enfant née de parents qui n’avaient pas quitté leur propre enfance, qui n’avaient pas vieilli. Ainsi, à sa fille qui lui demande un jour de jouer avec elle, sa mère lui répond : « Tu sais, je n’aime pas jouer avec les autres enfants ». Et cela est dit avec le plus grand naturel, du ton le plus gentil qui soit pour ne pas blesser l’autre enfant, sa fille.
Comme l’indique le titre, le récit se révèle avant tout être une plongée dans les souvenirs avant que ces derniers ne soient à leur tour emportés par les vagues successives de l’oubli. La métaphore est ici d’autant plus juste que Jackie sombrera petit à petit dans les sables mouvants de la maladie qui, comme les marées, dissout tous les remparts que l’on peut ériger pour garder nos souvenirs intacts. Si l’écriture en retrace les contours, cherche à en préserver l’essentiel, elle le fait en les transformant. À défaut de garder intacts nos souvenirs, les garder vivants est déjà une victoire sur l’oubli. C’est peut-être ce que cherche avant tout à nous transmettre Chantal Thomas dans ce récit émouvant.
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