À la lecture des premières pages de l’essai de Claude-Michel Cluny, on pense à la lucidité froide, presque clinique, des écrivains-penseurs de l’après-guerre tels Samuel Beckett et Thomas Bernhard (L’origine) qui ont cherché une justification à une existence devenue absurde et amorale par une écriture dont ils s’ingéniaient à repousser les limites. Les lignes avancées étaient les tranchées en quelque sorte de la guerre que se livraient le désir d’écrire et la conscience de l’échec de la parole dans la collectivité. C’est « sous le signe de Mars », dieu de la guerre, qu’émerge « le nid secret de l’œuvre ».
La comparaison s’arrête là. Tandis que l’auteur refait le chemin de sa mémoire – il s’agira de son unique ouvrage autobiographique, soulignera-t-il -, la parole peu à peu se déleste de sa densité métaphysique, s’incarne, prend corps, retrouve le désir naissant d’un demi-siècle plus tôt. Des scènes impudiques et charnelles évoquent une rencontre idéale avec l’autre, comme une ascension de l’Everest au-dessus du réel. Dans ce lieu s’unissent la souffrance et le don, la traversée vers l’autre que rend palpable l’écriture, et la solitude inviolable. Le désir, né de et dans la guerre, vit encore. Il est ce qu’on appelle un mythe fondateur. À partir du bonheur perdu, bonheur entendu comme l’union de l’amour physique et du déchirement, naît le temps et l’œuvre à venir.
Rien de la vanité donc, tout de l’orgueil d’un acte de folie qui s’élance vers un idéal de pureté jusqu’à la consumation des valeurs qui en étaient les vecteurs : jeunesse, beauté, histoire et culte de l’ailleurs.