La littérature fantastique et la science-fiction aiment créer des univers obéissant à des morales inattendues, à des gouvernances singulières ou à des codes surgis d’on ne sait où. Souvent, ces univers sont clos, fermés aux vents de l’extérieur, soustraits aux orthodoxies que nos horizons présentent comme allant de soi. Le défi jeté au lecteur ? Celui de chercher à quelle logique peut et doit répondre cet autre monde. Des auteurs comme Élisabeth Vonarburg ont plusieurs fois jeté le gant et incité de vastes auditoires à s’aventurer dans cet exigeant pluralisme. Exigeant, en effet, mais enrichissant. Cette veine n’est visiblement pas épuisée, puisqu’elle suscite constamment de nouveaux dépaysements. Je songe ici à Dôme, de Stephen King (Albin Michel, 2011) : coupée de tout contact avec l’ensemble de l’humanité, une collectivité isolée devait, par ses seules ressources, réinventer l’échelle de valeurs que l’humanité a mis des siècles à établir et résister au simplisme brutal. King se renouvelait.
Cette tendance s’affiche avec force dans le récent roman de Hugh Howey. En effet, Silo raconte les difficultés vécues par une collectivité d’humains confrontée à un impitoyable lavage de cerveaux et pourtant déterminée à affronter le réel, si barbelé soit-il. D’une décennie à l’autre, le peuple de Silo recourt à la révolution sans jamais gagner le contrôle de son environnement. Chaque fois, le pouvoir écrase les émeutiers et rétablit sa lecture mensongère de la situation. Chaque génération est contrainte d’ingurgiter le mensonge et de s’agenouiller devant l’ordre établi. La société qui habite Silo reproduit ainsi des strates sociales au moins aussi opposées que pouvaient l’être autrefois la noblesse, le clergé et le peuple. Du coup, Silose situe sur le terrain occupé déjà par des classiques comme Animal Farm de George Orwell : le microcosme devient une parabole qui aide à décrypter une réalité dont la vue fait peur ou mystifie. Symbole de plus grand que lui, le monde circonscrit de Silo rend palpable la myopie d’une humanité incapable de se reconnaître manipulée et réduite à l’esclavage. Petit monde, grande question.
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Que Silo soit, malgré l’importance accordée à des combats sans originalité, une œuvre littéraire, l’incipit en témoigne : « Les enfants jouaient pendant que Holston montait vers sa mort ; il les entendait crier comme seuls crient les enfants heureux. Alors que leurs courses folles tonnaient au-dessus de lui, Holston prenait son temps, et chacun de ses pas se faisait pesant, méthodique, tandis qu’il tournait et tournait dans le colimaçon, ses vieilles bottes sonnant contre les marches ». En quelques lignes, la mort et les rires, le jeu et l’usure, l’agitation et la patience, l’enfance et la pesanteur de l’âge, tous facteurs appelés à intervenir tout à l’heure.
Pendant quelques paragraphes, Howey se limite à l’immédiat. Les détails abondent à propos du cadre physique : des marches, de la peinture écaillée, un escalier, des nuages de poussière, une rampe composent le décor, mais rien n’est révélé qui puisse renseigner sur les sentiments, les valeurs, les éthiques en jeu. Habilement, Howey force son lecteur à supputer, à inventer : « Qui est Holston ? En quoi son destin me concerne-t-il ? Est-il marteau ou enclume ? » Laconiques, les précisions ont néanmoins tôt fait de révéler que Holston est parvenu à une impasse dont il ne peut se tirer qu’en consultant le maire. Au lieu de livrer la nature de ce désarroi, Howey termine son premier chapitre d’une phrase déconcertante : « Dis-lui que je veux sortir ». Le lecteur est harponné.
La suite de l’intrigue découle de cette décision. Si Holston veut sortir du silo de 144 étages dans lequel il vit depuis toujours et que sa femme a fui, c’est qu’il est rongé par le doute. Il ne croit plus ce qu’on lui raconte du monde extérieur. Il ne se fie plus aux rares fenêtres qui permettent d’observer la rapide intoxication de ceux qui, de gré ou de force, sont sortis du silo. Il veut vérifier, savoir, tester, autant dire qu’il veut penser par lui-même. La question s’élargit brusquement et secoue le lecteur : toujours s’en remettre à la parole des puissants, est-ce le destin humain ?
La lutte armée qui s’ensuit occupe de si nombreuses pages du bouquin que la protestation armée risque de monopoliser l’attention. Ce serait dommage. Howey, qui évoque une autre solution, la propose peut-être trop sommairement. « Au lieu de manipuler les gens, pourquoi ne pas les responsabiliser ? Leur faire savoir contre quoi nous nous battons. » En accordant trop peu de temps et d’espace à cette hypothèse, Howey a couru le risque de tout miser sur les balles.