Pour saisir toute la portée d’une œuvre, il est parfois essentiel de comprendre le parcours de création de l’artiste. Dans le cas de la pièce de théâtre Seuls, il est d’autant plus intéressant de connaître ce processus puisqu’au dire même de son créateur Wajdi Mouawad, il s’agissait de trouver, « par tous les moyens, une manière d’écrire différente ». Auteur d’une trilogie avec les pièces Littoral (prix du Gouverneur général du Canada, 2000), Incendies et Forêts, Mouawad affirme, dès les premières pages, qu’avec « Seuls, quelque chose s’est enrayé car ce spectacle ne s’est pas écrit de la même manière. Son apparition, son envie d’être, sa construction, sa fabrication, son évolution m’ont conduit dans des endroits qui, sans être nouveaux pour bien des artistes, l’étaient du moins pour moi qui m’y aventurais pour la première fois ».
La première étape, obligée, consiste à déconstruire la méthode jusqu’alors employée pour créer. « Pour cela, il faut une aventure. Il faut partir sur la Lune. Il faut tomber de haut. Il faut mourir, casser l’outil qui nous a permis de survivre jusque-là, il faut le haïr. Le tuer même, le manger, le mâcher, le digérer, le chier et le regarder pourrir. » Pour guider ses pas dans ce nouveau processus de création, l’auteur va s’attacher à développer une écriture polyphonique, concept qu’il compare volontiers à un oiseau qui virevolte dans une « clairière douloureuse ».
Pendant les deux années qui précèdent le début des répétitions, huit éléments allaient accompagner l’auteur tout au long de ce processus créatif. Il s’agit du tableau Le Retour du fils prodigue de Rembrandt, de l’influence de Robert Lepage, d’une courte scène de théâtre interactif, du mot fenêtre en arabe, du chanteur Mohamed Abdel Wahab, de photographies prises dans un photomaton, de l’acte de tirer des flèches avec un arc et d’un tigre dans une cuisine. Ces éléments sont comme autant de morceaux d’un casse-tête dont ni la dimension ni le motif final ne sont connus. Mouawad les analyse, les interroge, les transforme et les déplace, faisant apparaître de nouveaux morceaux qui entrent lentement dans cette fresque qui deviendra la pièce de théâtre Seuls.
Et à force d’itérations, de déambulations intellectuelles, la pièce prend forme, dont le texte se trouve en seconde partie du livre. Une lecture superbe, inspirante, à peine obscurcie par la pensée que certains éléments mineurs qui ont joué un rôle majeur dans ce processus de création sont manquants, soit par manque de place, soit par oubli. Du Wajdi Mouawad en toute humilité.