Bien après l’effort empathique du cycle d’Yves Thériault consacré aux autochtones, il est réjouissant de pouvoir ici accéder à la première fiction inuite « officielle », qui fournit une perspective d’une grande authenticité. Son auteure, Mitiarjuk Nappaaluk, est une chaseuse ayant commencé à écrire dans les années 1950, incitée par un missionnaire catholique qui lui suggérait d’enrichir de documents en écriture syllabique l’histoire de la vie de son peuple. Rapidement, chez Mitiarjuk Nappaaluk se développa le désir de la fiction ; elle commença à colliger de petits tableaux inspirés de sa mémoire et de celle de ses proches.
L’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure, qui approfondit depuis quarante ans son contact avec les habitants du Nunavik, a collaboré une première fois avec l’auteure pour produire, en écriture syllabique normalisée, un récit qui fut diffusé dans les écoles inuites à partir de 1983. Plus récemment, les deux amis s’unissaient à nouveau pour travailler une traduction française accessible à un lectorat plus large.
Transcription d’un quotidien rude, axé sur la débrouillardise humaine la plus urgente, Sanaaq étonne tout de suite par son style intuitif et sautillant, qui nous révèle un mode de pensée original, au carrefour de la tradition autochtone et de l’influence occidentale. Alors que les premiers chapitres sont un peu plus documentaires, on a ensuite droit à des péripéties plus troublantes, où l’occultisme et les esprits des ancètres ressurgissent. Un contraste attribuable au fait que les premiers cahiers ont subi une certaine autocensure liée au contexte de rédaction. Cette version se distingue d’ailleurs de la précédente par le retour de certains passages autrefois jugés inadéquats, par exemple celui où une Inuite a des relations sexuelles avec un commerçant blanc.
Paru peu longtemps après Atanarjuat, film de Zacharisa Kunuk, Sanaaq ouvre la culture inuite au dialogue avec les littératures du monde, de même qu’il évoque le passage trouble entre deux époques radicalement différentes.