La légende de Sade est tenace et les spécialistes de son œuvre doivent encore et toujours compter avec la solidité de la rumeur grouillante — quand ce n’est pas sur la mauvaise foi d’intellectuels cherchant à se présenter comme progressistes — qui a forgé l’image d’un monstre. Pourtant, Sade n’a rien d’un Hitler ni d’un Milosevic. À cet égard, Jean-Jacques Pauvert a raison de rejeter la dangereuse confusion entre fascisme et sadisme proposée par Paolo Pasolini dans Salo . Car le sadisme (le mot apparaît en 1834 dans le Dictionnaire universel de Boiste) relève de la psychopathologie et non du théâtre, de la littérature ou de la philosophie. Or, c’est de l’œuvre sadienne qu’il est question dans ce magnifique petit condensé de Sade publié à l’occasion de la diffusion du film Sade en procès , réalisé par Pierre Beuchot.
La première section consiste en un entretien entre les auteurs et Annie Le Brun, l’une des plus grandes, sinon la plus grande spécialiste vivante de Sade. C’est l’occasion pour Pauvert de décrire le maelström dans lequel il allait tomber en décidant, en 1947, alors qu’il n’avait que vingt ans, de publier l’œuvre de l’écrivain maudit. Quant à Annie Le Brun, elle reprend pour l’essentiel les thèses exposées dans Soudain, un bloc d’abîme . Se hissant d’emblée bien plus loin que tout ce que Freud (j’ajouterais Reich), encore prisonnier de la raison, aura fouillé, le divin marquis pousse le scandale jusqu’à reconnaître le désir comme unique lieu « du fonctionnement de la pensée ». Autrement dit, inutile de réguler les perversions, elles sont au fondement de toute régulation. C’est ce que conçoit clairement l’immense poète qu’il fut : si le désir a besoin d’infiniment peu pour déclencher les plus intenses saisissements, les plus énormes tempêtes, c’est entre autres parce qu’il sait d’un savoir inconnaissable qu’il disparaît en s’incarnant, mettant ainsi en faillite toute possibilité de représentation : « La posture ne s’arrange que pour être dérangée et la forme ne resplendit que pour s’anéantir », souligne d’ailleurs avec un bel aplomb Annie Le Brun.
Outre cet entretien, on trouvera dans cet ouvrage soigné une section relatant en les fusionnant presque les procès intentés à Sade et à Pauvert. La biobibliographie et les sections finales synthétisant ouvrages, opinions et polémiques aideront le néophyte à se retrouver dans le massif sadien et à éviter de colporter les bêtises qu’on continue d’entendre sur le sujet.