L’auteur a maintes fois démontré son habileté à raconter une histoire, à camper des personnages auxquels le lecteur s’attache, sans pour autant qu’il s’identifie à eux, à construire des dialogues qui vont à l’essentiel. Son plus récent recueil de nouvelles le prouve à nouveau.
Jean-Pierre, retraité âgé de soixante-quatre ans, s’est réfugié sur le balcon de son appartement. Du dix-septième étage, il regarde Montréal s’étendre à ses pieds. De cette hauteur, tout lui paraît petit, désespérément petit. L’intendant de l’immeuble sonne à la porte. Jean-Pierre sait le but de sa visite, il ne lui ouvrira pas. Obèse, il n’arrive pas à enjamber le parapet. Le sacrifice n’aura pas lieu.
Les personnages de Michael Delisle sont le plus souvent au bord du gouffre, mais il leur manque aussi le plus souvent la force de faire le dernier pas pour se libérer d’un poids devenu insupportable. Dans « Notre-Dame de la vie intérieure », un homme pleure sur son sort après que sa femme et lui eurent décidé de divorcer ; assis sur un rocher devant le fleuve, il se demande si prier pourrait lui être de quelque secours lorsque lui apparaît un inconnu qu’on dirait tombé du ciel, tel un ange (celui-ci s’était plutôt risqué à grimper dans un arbre dans lequel on avait aménagé une cache de chasseur). S’engage entre les deux hommes une conversation aussi banale que surréaliste, dans laquelle s’entremêlent croyances religieuses et métaphysique, jusqu’à ce que l’inconnu offre à son interlocuteur de lui prêter une maison pour écrire. Offre rêvée pour l’écrivain qui se retrouve soudain face au vide, mais la suite lui réservera plus d’une surprise, comme la finale au lecteur. Dans une autre nouvelle, « Nuit sans lune », un homme d’affaires s’apprête à se lancer en politique au moment où revient le hanter son passé de passeur illégal d’immigrants entre le Canada et les États-Unis. Delisle revisite ici un thème abordé dans un précédent roman, Le feu de mon père, la tension dramatique reposant dans le cas présent sur la relation entre un père et son fils. « Chauffeur un été » n’est pas sans rappeler l’univers de Raymond Carver. À la suite de déboires amoureux et professionnels, le protagoniste accepte de servir de chauffeur à un comédien argentin sur le déclin venu tourner un film qu’on imagine de second ordre. L’un comme l’autre n’ont plus le loisir de dire non aux rares offres qui se présentent à eux. Durant les trajets se noue entre les deux hommes, sinon une amitié, du moins une sympathie commune face à l’adversité de la vie, ce que l’on cherche le plus souvent à cacher devant l’échec comme l’illustre la finale de la nouvelle : « Ce que je cache ? Ce que le public ne doit jamais voir, Nico, c’est que jouer à être quelqu’un d’autre, à mon âge, ça a quelque chose de honteux ».
La nouvelle qui clôt le recueil, « Encore plus l’Asie », peut être lue comme une invitation à se méfier du pouvoir que s’arrogent les soi-disant détenteurs de la vérité. Un homme part mourir au Cambodge après qu’un médecin lui eut annoncé qu’il n’en avait plus pour longtemps. Il y rejoint un ami y ayant élu domicile il y a plusieurs années, et qui y profite des largesses que lui confère son statut de Blanc. Dans l’avion qui l’y conduit, il apprend toutefois, par une indiscrétion sur l’écran de son voisin, que le médecin qui l’a condamné vient d’être radié pour incompétence après avoir servi le même diagnostic à plusieurs de ses patients. Du haut des airs, le personnage voit son monde s’écrouler ; un autre l’attend lorsqu’il s’accroche à l’image qui prend forme dans son esprit : avancer vers la mer, s’enfoncer lentement dans l’eau salée.
Jouer à être quelqu’un d’autre pour échapper au vide de l’existence, pour se donner bonne mesure devant les autres, son conjoint, sa conjointe, son fils, pour préserver l’image de soi façonnée au fil des ans et qui finit invariablement par craqueler à sa surface avant de se répandre en morceaux épars. C’est le plus souvent cet instant de fragilité extrême que met en scène Delisle dans ses nouvelles, dont l’écriture parfaitement maîtrisée quant aux effets recherchés, alliée à une touche d’humour, parvient à nous remuer avec la délicatesse de qui sait mettre le doigt sur une blessure sans en avoir l’air.