Le dernier roman de Denis Johnson, Rêves de train, débute par une scène saisissante : un quidam se joint à des inconnus qui attaquent un Chinois accusé de vol. Sans connaître les faits et les causes de l’histoire, il tente de tuer la victime en la jetant dans une rivière. L’opération échoue et il repart non pas avec des remords, mais avec la crainte d’avoir été maudit par le supposé voleur. Le quidam en question est Robert Rainer, un journalier quelconque qui construit des chemins de fer et travaille comme bûcheron dans le nord-ouest des États-Unis : Johnson va en dresser la biographie banale et tragique autour d’épisodes significatifs ou symboliques qui reviennent hanter la mémoire de l’ouvrier.
Récit par épisodes qui s’emboîtent en grinçant quelque peu, Rêves de train s’attarde à ces hommes frustes de la frontière qui affrontent une nature hostile et qui y répondent avec violence et fatalisme. Un peu à la manière des œuvres de Cormac McCarthy, mais sans son écriture originale, Johnson fait éclater le silence qui recouvre de telles existences et en montre les drames enfouis. La vie de Rainer, marquée par l’errance, l’abandon, la misère, les petits boulots temporaires, la découverte de la nature, le caractère éphémère des liens filiaux ou amicaux, est bousculée par la mort de sa femme et de sa fille dans un incendie qui détruit son village. Devenu un homme solitaire, en retrait du monde, occupé par sa parcelle de terre, sa seule appartenance au monde, Rainer incarne la figure de l’ermite à la recherche de la paix et d’un refuge, prêt à se lier avec autrui, mais sans jamais brimer sa liberté.
Ce roman construit par accumulation de souvenirs se veut un exercice visant à faire parler le silence et les failles d’un homme qui parcourt le nord-ouest des États-Unis et le siècle. Il ne parvient toutefois pas à trouver son originalité dans un genre où pullulent les récits de confrontation à la nature. L’humour fait mouche à l’occasion, les faits cocasses abondent, mais rien ne brise la surface lisse d’une écriture très classique, et les promesses fastes de la scène initiale s’étiolent dans des souvenirs imprécis d’une vie à la frange d’un monde trop raconté.