Glissons sur les traits classiques des collectifs : fluctuations dans le ton, variations dans la pertinence, diversité des éclairages, etc. Celui-ci obéit à ces règles et à quelques autres encore. L’ouvrage, par exemple, paraît deux ans après le colloque dont il rend compte ; ce n’est pas un record, mais on s’attendrait à plus de célérité quand le projet mobilise moins d’une dizaine d’auteurs et dépasse à peine l’ampleur d’une livraison de revue. Plus étonnant, ce collectif ne présente aucune information sur les auteurs. Or, si certains peuvent être connus du public, d’autres ne le sont qu’à l’intérieur de cercles spécialisés.
On aboutit ainsi à un paradoxe frustrant : la mission de l’intellectuel est à peine plus précise après ces réflexions qu’avant leur diffusion. Comme si les préjugés entretenus au sujet des intellectuels étaient partagés et même intériorisés par plusieurs d’entre eux. Comme si l’intellectuel et le public agité par la démagogie avaient tous deux renoncé à situer le rôle de cette espèce dans la démocratie moderne.
Certains axes résistent à ce flou peut-être sain. L’intellectuel, dit-on plusieurs fois, n’est pas un spécialiste ; il serait plutôt le spécialiste de la non-spécialisation. Son rôle semble menacé par la montée en puissance des spécialistes qui, par myopie, invoquent leurs savoirs pointus pour contredire les intellectuels. Au passage, les médias sont maintes fois écorchés, tantôt parce que, y compris Radio-Canada, ils s’enlisent dans l’inculture, tantôt parce qu’ils préfèrent les spécialistes aux visionnaires et aux prophètes. L’intellectuel, nourri de recul critique et de distance, ne mérite son titre qu’à condition de quitter son ermitage et d’intervenir dans le débat public. Il est, selon l’heureuse expression de Georges Leroux, un « intempestif ». Yvon Rivard, de façon aussi juste, lui fait porter « l’obligation d’assistance à autrui ».
Fort bien. Cela n’explique quand même pas que l’intellectuel se sente et soit, comme ose l’écrire Paul Chamberland, « congédié », ni, surtout, qu’il semble se résigner à ce congédiement. En d’autres temps, que l’on pense ici à Zola, l’intellectuel, au nom de l’assistance à autrui, dénonçait les dérives scandaleuses sans s’interroger sur sa visibilité. D’ailleurs, peut-être est-il significatif que ce collectif accorde peu d’importance à la notion de risque. L’intellectuel qui intervient dans le débat doit pourtant s’exposer et payer de sa personne, comme l’ont fait Socrate, Diogène le cynique, Zola. S’il peut signer sans risque vingt pétitions par année, à la manière de Sartre que l’on perçoit pourtant comme l’intellectuel moderne par excellence, que reste-t-il de la tonalité exceptionnelle de sa voix ?