La littérature russe, malgré les continuelles tragédies qui bouleversent le pays — ou peut-être justement à cause d’elles — demeure l’une des plus riches du monde. Réduite pendant plus d’un demi-siècle à sa seule fonction de glorification de l’idéal d’un parti, la voici qui explose, fontaine prolixe que d’aucuns avaient, bien à tort, cru asséchée pour toujours.
Quatuor astral, de Nikolaï Dejnev, est un roman au propos déroutant. Renouant avec les grandes traditions fantastiques de la littérature russe — sans cependant délaisser le réalisme scientifique ou qui se veut tel, car pas une seconde le lecteur n’y croira —, Nikolaï Dejnev use de démons et d’anges, du ciel et de l’enfer pour brosser une histoire d’amour et de haine — tragique, il va de soi ! — unissant trois hommes et une femme à travers le temps, et dont les réincarnations successives et les accointances surnaturelles auront toujours à voir, il va sans dire, avec la grande mère Russie et son rejeton satanique, l’URSS.
Or, malgré l’intérêt du style — ironique, expansif, parfois tonitruant, voire exalté —, malgré les élans poétiques superbes et les nombreux passages où la lucidité pessimiste de l’auteur sur les années noires du bolchevisme ouvre sous nos pieds de sombres abîmes d’angoisse, l’inutile complexité de l’intrigue et le difficile mariage du fantastique et de la science-fiction — association inévitable compte tenu de l’ampleur du sujet — nous égarent dans des voies sans issue, des pages sans intérêt. Et pourtant…
Et pourtant demeurent les grandes interrogations, les pensées sublimes, et toujours la remarquable lucidité de l’auteur qu’il place trop souvent, à la manière russe, dans la bouche de personnages imbibés de vodka. Or, tout « cela » n’est rien d’autre que l’expression la plus pure d’un esprit remarquable ayant souffert, beaucoup souffert, d’une conjoncture historique qui a occulté son peuple et sa littérature le temps de trois générations.
Ne serait-ce que pour « cela », il faut lire ce Quatuor astral, quitte à ne relire que certains passages qui pourraient vous suivre toute votre vie.