À peu de choses près, Jean Lacouture réussit aussi bien l’autobiographie que le portrait. Son secret ? Un sens aigu de la mesure et une honnêteté sans mesure. Essayant de comprendre pourquoi, lors de ses conversations avec un François Mitterrand diminué par la maladie, il n’a pas parlé de l’ondoyant René Bousquet, Jean Lacouture ne biaise pas : « […] je reconnais que j’ai commis là une faute professionnelle ». Avec la même candide humilité, il confessera ne pas être un « vrai » historien, mais se reconnaîtra assez bon portraitiste. Il admet détester les archives, avoir eu peur d’entreprendre la biographie de de Gaulle, aborder de préférence des personnalités qui éveillent en lui une forme de respect. Donc, pas Paul Morand. À l’écouter, on comprend mieux pourquoi ses divers portraits sont parents et distincts : Mendès France mérite l’admiration, Léon Blum la sympathie, François Mauriac l’éblouit par son ambiguïté, Montaigne et Montesquieu lui paraissent complémentaires… Même les mensonges d’André Malraux et de Mitterrand, tout en le crispant, ne l’empêchent pas de juger utile l’ensemble de leurs gestes.
Claude Kiejman laisse parler Jean Lacouture et on s’en réjouit. On aurait apprécié pourtant qu’elle le relance à propos de ses choix. Nous aurions bénéficié de réflexions plus substantielles de la part d’un professionnel sans cesse préoccupé d’éthique. Par exemple, comment collaborer en même temps avec deux journaux différemment orientés ? Jean Lacouture l’a fait à deux reprises, mais la conversation glisse sans dire comment la conscience a répondu à ces écartèlements. De même, pourquoi le biographe n’a-t-il jamais raconté Georges Bernanos qui fut pourtant, depuis le début, l’objet d’un culte et dont le nom affleure plus d’une fois dans ces entretiens ? Fascinant survol quand même.