S’attaquer publiquement à une vénérable institution comme le journal Le Monde, cela peut évoquer un don Quichotte converti en téméraire justicier moderne, tout comme cela peut révéler chez l’attaquant une tendance inquiétante à choisir sa cible en fonction de sa rentable visibilité. Se situer sur le terrain des procès d’intentions ne rime donc à rien. Mieux vaut vérifier uniquement si des auteurs iconoclastes méritent, malgré une propension manifeste à toujours privilégier l’interprétation la plus dévastatrice, d’être lus et entendus. Dans le cas présent, il faut répondre par un oui net. Toutes les analyses ne sont pas concluantes, mais trop le sont pour qu’on ne conserve pas en mémoire les questions posées. La distinction entre l’utile et l’excessif ne sera pas facile à maintenir, car les excès d’un Pierre Péan à propos de François Mitterrand incitent à lire prudemment les propos du même Péan au sujet du Monde.
Malgré la minutie de leur enquête, les auteurs-enquêteurs ne convainquent pas toujours. Plusieurs des dossiers versés dans l’acte d’accusation n’y ont pas leur place. Démontrer que les dirigeants du Monde, Colombani et Plenel au premier chef, ont tracé de leur père un portrait embelli et même mensonger, c’est à la fois inutile et mesquin. De même, comment contester aux dirigeants du quotidien le droit de pratiquer une politique éditoriale de plus en plus proche d’une certaine philosophie américaine ? Il est permis et peut-être indiqué de le regretter, mais l’orientation politique d’un média demeure son libre choix.
Cela dit, les auteurs frappent terriblement juste quand ils identifient dans la gestion présente du Monde des comportements indubitablement blâmables. Dans plusieurs dossiers, Pierre Péan et Philippe Cohen ont parfaitement raison de dénoncer de graves manquements à l’éthique professionnelle de la part d’un grand donneur de leçons. Utiliser l’influence du journal comme un instrument d’intimidation, c’est indécent ; facturer ensuite le démarchage au « client » comme le ferait un vulgaire lobbyist, c’est une prostitution du journalisme. Promettre à un éventuel bâilleur de fonds ou à une personnalité politique la « compréhension » de la rédaction, c’est rendre poreuse la frontière théoriquement étanche entre la gestion de l’entreprise et l’indépendance des journalistes. Obtenir de pays étrangers, parfois parmi les plus pauvres, le financement de cahiers publicitaires en faisant espérer l’efficace intervention du Monde auprès du pouvoir français, voilà qui détériore un peu la cote morale d’un « quotidien de référence ». Truquer les chiffres du bilan au moment où l’on songe à solliciter en bourse un financement par le public, ce n’est pas non plus d’une transparence comparable à celle que Le Monde exige des autres.
Ce qui ajoute à la crédibilité des accusations, c’est que plusieurs sont reprises, à mots plus ou moins couverts, par des plumes qu’on ne peut soupçonner de détestation viscérale du Monde : celle de Robert Solé, qui assume sous l’étiquette de « médiateur » du journal ce qui ressemble au rôle d’un ombudsman-maison, celle aussi d’Ignacio Ramonet, responsable du Monde dipolomatique. Robert Solé se plaint de ce que la direction du Monde ne tienne aucun compte des reproches répétés qu’il lui a adressés à propos des cahiers publicitaires ; Ignacio Ramonet, sans grimper aux barricades, évoque de façon songeuse les risques que court une entreprise de presse qui pousse trop loin la complexité de son organigramme et le tissage de liens corporatifs avec le monde des affaires. La réponse mesquine de Jean-Marie Colombani à Ignacio Ramonet (Le Monde diplomatique, mai 2003) confirme tristement le pire grief de la thèse de Pierre Péan et Philippe Cohen : la direction du Monde se sait vertueuse et ne rend de comptes à personne.