L’essai de Katri Suhonen, Prêter la voix, est un exemple éloquent des nouvelles pratiques de la critique littéraire au féminin, qui revoient les rapports de genre sans se cantonner à l’examen de l’énonciation féminine. Au contraire, à partir des approches récentes sur le genre et en prenant acte des transformations sociales provoquées par la montée du féminisme depuis les années 1970 au Québec et des gains liés à ces luttes, Suhonen s’interroge sur l’identité masculine à l’aune d’une époque et d’un lieu relativement égalitaire entre les hommes et les femmes. Pour ce faire, elle a examiné quatre romans significatifs de la littérature québécoise écrits depuis 1980, soit Les fous de Bassan d’Anne Hébert, Laura Laur de Suzanne Jacob, Homme invisible à la fenêtre de Monique Proulx et La démarche du crabe de Monique LaRue, en déterminant à la fois une progression dans la manière dont ces écrivaines cèdent la parole à des protagonistes masculins et les interférences entre les stratégies textuelles qu’elles emploient pour bouleverser les rapports de genre.
L’intérêt de l’analyse de Suhonen tient dans sa capacité à approcher comparativement – ce qui est fort bien présenté dans un premier chapitre limpide – chaque texte afin de signaler les singularités entre les pratiques narratives employées pour faire apparaître dans la narration de chaque œuvre des remises en cause du discours hétéro-normatif. Aussi, sa démarche insiste sur les espaces duels construits entre les hommes et les femmes, qui imposent des normes que les protagonistes veulent briser, et sur l’influence du féminin pour accélérer la prise de conscience qui transforme la situation des hommes représentés. Au final, Suhonen note que l’écriture au féminin prête sa voix à des personnages masculins pour sortir de la dichotomie des genres et proposer des logiques d’enchevêtrements des apports masculin et féminin. Si son analyse convainc par des développements brillants et bien exemplifiés, si l’écriture est claire, il n’en demeure pas moins qu’à certains moments le dualisme élaboré entre le féminin et le masculin comme genre socialement construit semble statique, posé une fois pour toutes, ou seulement amovible par le travail des romancières, de sorte que ce qui justifie l’essai – le constat des transformations des rapports « genrés » par la montée du féminisme – semble explicité constamment et néanmoins ébranlé. Outre ce bémol, Prêter la voix est une ouverture originale et novatrice de la critique au féminin.