Voici la thèse à mes yeux centrale de cet ouvrage : une bonne traduction relève de l’écriture, au sens où elle assume dans la chair de l’œuvre qu’elle devient l’historicité du sujet traducteur. On est donc bien loin de la transparence et de l’anonymat encore bêtement privilégiés par l’académisme C’est que le traduire littéraire (c’est-à-dire la traduction au sens actif), plutôt que de se cantonner à la langue et aux énoncés, s’élabore dans l’horizon du discours et du rythme, ce dernier défini comme « organisation de la subjectivité et de la spécificité d’un discours ». Bref, on ne traduit pas Joyce de l’anglais (d’ailleurs, quel anglais ?) au français, mais de Joyce à Joyce à venir. Meschonnic est on ne peut plus clair : il s’agit de travailler au niveau du « signifiant généralisé » en débordant le signe pour déployer une sémantique sérielle mettant en scène, eh oui !, la valeur à travers le corps et la voix. Bref, on en arrive à cette idée que ce n’est pas la traduction qui est impossible, comme le colportait toujours Georges Mounin après saint Augustin, mais bien la fidélité, mythe et imposture qui selon Meschonnic ont rendu la tradition occidentale complètement sourde à la signifiance. Traduire, c’est donc réapprendre à manger : « Le rythme se fait dans la bouche. » Belle table en perspective…
Après avoir réaffirmé ses principes (présentés il y a plusieurs années dans Pour la poétique II), Meschonnic pose que la pratique, c’est d’abord la théorie, celle-ci ne s’actualisant toutefois qu’en celle-là. Cela dit, ma1gré le réel intérêt de son travail, il y a chez lui (dans ce livre comme dans plusieurs autres), malgré une érudition impressionnante, des perles d’ignorance. Rien qu’une : « Traduire équivaut à être en analyse, et revient moins cher… » Et avouerai-je mon agacement quand je lis des âneries aussi grosses que celles-ci : Michel Serres et Georges Steiner auraient une attitude anhistorique et « acritique » et les déconstructionnistes, « attardés », ne feraient que différer la poétique… II faut parfois rire pour ne pas pleurer : les Walter Ong, Mircea Eliade et Emmanuel Levinas auraient quant à eux une « pensée faible » (mais certainement pas telle que l’entend Gianni Vattimo). Si certaines critiques sont justes, la plupart restent à tout le moins irrespectueuses dans leur formulation. II y a là un ton grand seigneur qui n’aide certainement pas à oublier le caractère répétitif – obsessionnel même – du discours de Meschonnic. Un savoir sans humilité devient souvent pure vanité.