Les évaluations de la psychanalyse ne manquent pas par les temps qui courent. En voilà une de plus, et non des moindres. Pour une fois, il ne s’agit ni de secourir ni de vilipender le père Freud. Prenant acte de la singularité de la méthode – laquelle consiste, contrairement à ce qu’on observe dans les neurosciences et les sciences cognitives, à ne pas isoler l’appareil psychique et son substrat cérébral de leur moteur, le narcissisme – Dominique Scarfone revient, dans son splendide ouvrage, à la matière de base : la mémoire. Que conserve-t-elle, pourquoi invente-t-elle et comment élabore-t-elle le devenir de tout un chacun ?
Pour répondre à cette triple question, et à plusieurs autres, quelques gammes s’imposent. En merveilleux lecteur qu’il est, Dominique Scarfone, fort d’une expérience théorico-clinique qui ne s’organise pas en fantasme, propose donc une traversée du corp(u)s freudien dans le but de revisiter l’ensemble des notions de base et de faire le point sur quelques consternants dérapages (dont par exemple la mode des personnalités multiples). Ici, point de caquetage ou de solution perverse. Il faut garder l’oreille agile. Ouverte, chacune des réponses aux vastes problèmes posés par la psychanalyse impose une réflexion de nature épistémologique. L’objet de la discipline : l’être humain en tant que sujet autothéorisant doué de parole… si et seulement si on la lui donne et qu’on assume patiemment les risques de ce don. Se trouve ainsi délimité un champ anthropologique fonctionnant dans un temps que ne reconnaissent plus, ou peu, nos sociétés hantées par la vitesse à tout prix. Se redéfinir dans le cadre de la cure par une approche de notre noyau d’inconscient, par un travail consistant à accueillir « son corps étranger interne », c’est-à- dire « son intime extranéité », cela revient donc à entrer dans une dimension incommensurable de l’existence humaine, à savoir la mémoire. Autrement dit, à concevoir le moi non plus bêtement comme un simple élément de la personnalité naissant du ça, mais bien comme une mémoire percevant activement le présent en procédant à des traductions des récits qui assurent avec le refoulement sa cohérence.
Une éthique s’impose alors, qui ruine les idées préconçues à propos de la psychanalyse et dépasse les questions de conduite professionnelle. Le travail du thérapeute consiste à accompagner celui qui veut apprendre pour lui-même « comment vivre ». Il s’agit de l’aider à délier les solutions désormais inappropriées qu’il a pu construire pour lui fournir les moyens de se refaire. Rien à voir avec la pharmacotechnologie psychiatrique ou avec les ateliers fascisants de croissance personnelle. Chaque vie étant singulière, la psychanalyse n’est pas, quoi qu’on en dise, une pratique élitiste et prend au contraire le parti de la citoyenneté, du sujet acceptant le dialogue avec l’autre. Pas surprenant qu’elle fasse les frais des ennemis de la démocratie, des tenants de la mondialisation comme des gourous de la psychocorporelle transgénique.