« Je crois qu’essentiellement je suis poète, même si j’écris des romans », affirmait Anne Hébert lors d’une entrevue accordée en 1988. Une revendication que semble reconnaître l’édition critique de ses Œuvres complètes, vaste projet mené par une équipe de dix spécialistes affiliés au Centre Anne-Hébert de l’Université de Sherbrooke, en priorisant, dans un premier tome, l’œuvre poétique. La réunion en un volume des cinq recueils de l’auteure, accompagnés des poèmes publiés en revue et d’inédits habilement présentés selon la période d’écriture, permet d’observer la marche d’un travail ininterrompu, en dépit de l’espacement des titres causé par une production romanesque plus soutenue. Des premiers poèmes bientôt suivis de la parution des Songes en équilibre à un manuscrit de 1999 considéré comme l’ultime écrit d’Hébert, la traversée de l’œuvre poétique forme sous l’éclairage d’un appareil critique exemplaire l’accrochant récit d’une genèse et d’un engagement dont on nous propose d’épouser l’aventure. L’introduction générale, substantielle et dynamique, est relayée par une présentation plus spécifique précédant chaque section du livre et par des notes faisant appel en bas de page aux romans, aux essais et aux entrevues de l’auteure, de même qu’à sa correspondance, aux carnets et aux diverses notes de travail archivés. Outre quelques observations qu’on pourrait juger autoritaires, le tout sert magnifiquement l’objectif de la rencontre, encadrant les textes et soutenant leur parcours avec minutie et sensibilité. Les liens établis permettent notamment d’apercevoir la portée de certaines expressions et d’appréhender les thèmes hébertiens dans toute leur densité. Le report de poèmes publiés en recueil à une parution initiale en revue ou au contexte d’une lecture publique (dont, entre tous, celui de la Nuit de la poésie de 1980) enrichit la lecture en faisant apparaître d’un poème à l’autre d’autres ensembles de sens, fondés dans une valeur d’intervention première. Surtout, la revue de la réception critique de chaque recueil, restituée dans cette même valeur historique, loin de brimer, comme on pourrait le craindre, la liberté du lecteur, tend plutôt à en affranchir les textes. On verra également se définir le propre discours d’Hébert sur la poésie, dont elle ne cessera de faire l’horizon de toute sa pratique d’écriture ; poursuite, dans toute la rigueur que rendra manifeste le Dialogue sur la traduction à propos du Tombeau des rois, d’une exactitude de l’expression identifiée au poème, à sa joie, à sa brûlure.
Cette quête d’absolu en poésie s’appuie sur la foi en une communauté, communauté de l’ombre dont le secret anime déjà Les songes en équilibre et Le tombeau des rois, malgré la solitude que souligne avant tout une lecture traditionnelle qui voit en Mystère de la parole son retournement. « Vous savez bien », glisse tel un aveu d’intimité le sujet des premiers poèmes, intimité qui dans Le tombeau des rois ne cesse de se représenter, de faire appel et d’être reconnue sous le couvert d’une ignorance feinte comme par la loi. Si le sujet se détache de cet ordre des choses, il continue de redouter l’exigence d’une appartenance pourtant incontournable, dont l’impératif se développera en une poétique de l’adresse amicale, chaleureuse et confiante où se reflète l’esprit des années 1960. Poétique que ne renieront pas, malgré l’épreuve de la désillusion, les recueils tardifs Le jour n’a d’égal que la nuit et Poèmes pour la main gauche. La ferveur de l’adresse s’y mue en patiente et toujours amoureuse observation quotidienne, opposant aux pouvoirs normatifs de la domination la simple et contagieuse honnêteté du poème : « Il a suffi d’une note légère / D’un seul doigt frappée / Par un esclave tranquille // Une seule note un instant tenue / Pour que la clameur sourde des outrages / Enfouis au creux des veines noires / Monte et se décharge dans l’air immobile // Le maître ne sachant que faire / Devant ce tumulte / Ordonne qu’on ferme le piano / À jamais ». L’écriture évolue vers une concision lapidaire et le prosaïsme nouveau d’un ordinaire urbain, saisi dans une langue plus proche de l’usage, de l’entretien spontané. Ces changements traduisent une quête d’horizontalité qui en appelle à la responsabilité du lecteur. La profondeur où s’aventure la lecture que propose des derniers recueils l’édition critique établie par Nathalie Watteyne constitue une réponse, et offre le témoignage de leur actualité. Prégnance d’un espoir, partage d’un souci qui sans doute auront conduit Hébert à laisser certains poèmes en marge de ses dernières publications. Face aux inédits parfois logés dans la différence et le dépit, on revient à la certitude que revendiquait l’auteure dans le célèbre texte de préface à Mystère de la parole, « Poésie, solitude rompue », faisant sienne la déclaration de Camus : « Une littérature désespérée est une contradiction dans les termes ». On reste avec le sursaut de l’ultime écrit, « Il fait sûrement beau quelque part », frotté comme à une leçon au mystère d’une aspiration indélogeable.