Ignoré pendant près de vingt ans par la critique littéraire, l’écrivain suisse Nicolas Bouvier est aujourd’hui l’un des auteurs les plus acclamés par cette même critique et, partant, l’un des plus réédités. La présente édition regroupe en un seul volume l’ensemble de ses œuvres. On y trouve entre autres L’usage du monde, d’abord publié en 1963 à compte d’auteur, puis réédité en 1964, 1985 et 2001 ; Japon, publié en 1967 et réédité en 1975 puis en 1989 sous le titre Chronique japonaise; Le poisson-scorpion, édité en 1981, 1982 et 1996 ; Le dehors et le dedans, un recueil de poèmes aux nombreuses éditions successives (1982, 1986, 1991, 1997), chacune revue et augmentée de nouveaux poèmes ; Journal d’Aran et d’autres lieux, publié en 1990 ; quelques extraits de L’art populaire en Suisse qui est paru en 1991 et en 1999 ; Histoire d’une image, un livre posthume publié en 2001 ; et enfin, Route et déroute, des entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall publiés en 1992.
Composée principalement de récits de voyage, l’œuvre de Nicolas Bouvier s’inscrit dans la lignée de celle des grands écrivains voyageurs, comme Victor Ségalen et Henri Michaux, qui ont rendu au voyage sa puissance de révélation et échappé à ce que Jean-Marc Mourra appelle « le cancer du tourisme ». Dans les écrits de Bouvier, l’Ailleurs offre avant tout l’occasion d’« apprendre à regarder avec un œil nouveau ». L’important n’est pas tant de « voir une chose qui fait partie des impératifs culturels », mais plutôt les « petits spectacles qui se passent autour de vous et qui ont peut-être tout autant d’intérêt ». « Le monde, précise Bouvier, est constamment polyphonique alors que nous n’en avons, par carence ou paresse, qu’une lecture monodique. » Or, pour avoir accès à « un autre monde que celui qu’on perçoit ordinairement », le voyage doit devenir un « exercice de disparition ». « On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore [ ]. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? » Une fois dépouillé « des alibis ou des malédictions natales », « de ce moi qui fait obstacle à tout », le voyageur écrivain peut alors accueillir en lui une réalité plus grande, celle du Monde, « parce que, de préciser Bouvier, quand vous n’y êtes plus, les choses viennent ». En somme, à une époque où plusieurs décrètent l’uniformisation totale de la planète, qui semble rendre tout déplacement inutile, les récits de voyage de Nicolas Bouvier nous rappellent que notre connaissance du Monde n’est jamais achevée, qu’elle est presque toujours le fruit d’une médiation culturelle qui peut être remise en question, notamment par le voyage, « car voyager c’est retrouver par déracinement, disponibilités, risques, dénuement, l’accès à ces lieux privilégiés où les choses les plus humbles retrouvent leur existence plénière et souveraine ».