Dans une entrevue livrée à la presse européenne il y a quelques années, Yasmina Reza affirmait écrire « sur le fil de l’essentiel ». Le petit recueil autobiographique Nulle part, publié à l’automne 2005, montre bien de quelle façon l’écriture de cette dramaturge française parvient à se maintenir en équilibre sur la précaire ligne de la lucidité.
Dans la première partie de l’ouvrage, la narratrice présente, tels des instantanés, de courts et fragiles moments du quotidien : sa fille qu’elle observe s’éloignant de la maison, son fils qui réclame doucement un peu de solitude, son amie dont l’univers prend soudainement un goût amer. Pour celle que le papa filmait en la sommant de bouger et de rire, l’écriture permet une authenticité que l’image, trop souvent fabriquée, n’offre pas. « Pour confirmer la fonction magique de la caméra, il fallait que le sujet bouge. Moi je bougeais pour lui faire plaisir, les autres enfants étaient plus naturels, plus rétifs ou indifférents, moi je bougeais absurdement. » Se remémorer des instants passés avec ses propres enfants amène donc la narratrice, en deuxième partie du recueil, à se tourner vers les souvenirs de son enfance, lesquels s’avèrent incertains et fuyants. « Je n’ai pas de racines, aucun sol ne s’est fiché en moi. Je n’ai pas d’origines. [ ] Il n’y a pas d’images, pas de lumières, d’odeurs, rien. » En fait, c’est en lisant les récits des autres, notamment d’Imre Kertész et de Klaus Mann, que la narratrice accède à son passé, « car, écrit-elle, il y a une terre dure, piétinée depuis des années, qu’il faudra peut-être, un jour, si j’en ai la force et l’audace, retourner ».
Telle une courtepointe composée de moments fugaces et de souvenirs fragiles, la série de courtes proses Nulle part permet à la plume de Yasmina Reza de se déployer avec force et sensibilité. Traitant de l’enfance, de l’abandon et des liens qui sont inexorablement éphémères, la première partie de l’ouvrage s’avère assez commune, quoique jolie et touchante. Plus denses, les textes « Le lieu sûr de l’oubli » et « Nulle part », qui ferment le recueil, laissent émerger des confidences plus personnelles. Dans un mouvement d’abandon, la narratrice se livre à un troublant travail mémoriel. Cherchant des racines, elle ne trouve aucun sens dans ses origines et en arrive à un douloureux constat. « Rien à tirer de l’enfance. Les écrivains retournent à leur enfance, tôt ou tard. Je ne retourne nulle part, il n’y aurait nulle part où retourner. »
À celui ou celle qui ne connaît pas l’œuvre de Yasmina Reza, Nulle part offre un premier contact touchant avec la plume et l’univers de cette dramaturge, pour qui « avoir une perception tragique du monde n’exclut pas la légèreté ».