On s’étonne toujours de ce que Norman Bethune soit si peu connu dans son pays d’origine, alors qu’on lui érige aussi loin qu’en Chine de gigantesques statues. La biographie que lui consacre Larry Hannant dénoue ce paradoxe. Bethune, en effet, eut une vie à la fois courte et vagabonde, à la fois politique et scientifique. Il s’exprima en poète, en essayiste, en photographe, en peintre, prononça des conférences devant de nombreux et gigantesques auditoires, enseigna et pratiqua la chirurgie au Canada et aux États-Unis, utilisa les blocs opératoires des meilleurs hôpitaux aussi bien que ceux de la brousse, épousa sans préavis des idéologies tranchées, renouvela avec audace – presque de la témérité – les techniques de transfusion sanguine… Surtout, il s’impliqua, avec au moins autant de conviction qu’André Malraux, dans la guerre civile qui déchira l’Espagne et dans la longue marche grâce à laquelle Mao triompha d’abord des envahisseurs japonais, puis de l’immobilisme des dirigeants chinois. Que le profil de Bethune en soit quelque peu imprécis et brouillé ne devrait pas surprendre.
Hannant consacre assez peu d’espace aux détails déjà connus de la jeunesse et de la carrière de Bethune. En revanche, il dirige l’attention vers les quatre ou cinq dernières années du personnage, les seules, à dire vrai, qui étoffent sa légende. Né en 1890, Bethune ne devient Bethune qu’après un voyage en terre soviétique en 1935. Certes, il sympathisait déjà avec la gauche, mais il était encore peu sensible au lien entre la santé et le système économique et industriel ; Moscou lui ouvrit les yeux. Il revint en Amérique convaincu qu’existent deux types de tuberculose : celle dont les riches peuvent guérir, celle dont les pauvres meurent. Dès lors, sa lutte au bénéfice de la santé emprunta deux avenues : l’une, scientifique, le conduisit à utiliser des techniques inédites ; l’autre, morale et politique, l’amena à se ranger avec vigueur du côté des exploités. Le temps pressait, cependant, car Bethune n’avait plus que quatre ans à vivre, moitié en Espagne, moitié en Chine.
La biographie comme la conçoit Hannant repose en grande partie sur les textes. Heureusement, Bethune écrivait beaucoup, parlait davantage encore. Sa correspondance, les manuels qu’il n’a cessé de rédiger, les conférences et les rapports adressés aux « camarades communistes » projettent de lui la silhouette d’un homme d’abord égocentrique et autoritaire, puis humanisé et presque attendri par l’égalitarisme chinois. Bethune ne cessera jamais de se montrer impatient, cassant, passablement machiste, allergique à la hiérarchie à moins qu’il ne domine la pyramide. Il traversera des périodes de sombre alcoolisme. Cela n’enlève rien à son immense courage, à son admirable dévouement, à ses stimulantes intuitions aussi bien en médecine qu’en politique. Quand il mourut, en 1939, il prédisait déjà, prêchant dans le désert, que le fascisme ne limiterait pas son appétit à l’Italie, à l’Espagne, à l’Allemagne.
Des zones d’ombre persistent, car Larry Hannant ne parvient pas à dégager ce qu’il peut y avoir de fondé dans les soupçons dont Bethune fut l’objet en Espagne et qui le firent passer pour un espion. Tous ces soupçons seraient-ils fondés que Bethune mérite quand même d’être honoré comme un martyr de la médecine désintéressée et offerte au ras du sol.