Serait-ce parce que je n’ai aucune inclination pour les histoires à l’eau de rose, toujours est-il que ce récit des trois enfances de l’auteure, malgré son indéniable suavité, m’a laissé en plusieurs endroits sur ma faim. On y suit Stella Baruk, « entièrement » juive, dans sa minuscule ville de naissance, Yzed, en Iran, puis dans la menaçante Alep, en Syrie, puis dans la lumineuse Beyrouth, au Liban. Sa présence parmi ses parents instituteurs les sauve de l’ennui mortel qui aurait pu les achever. Pourquoi pas ? Mais je croyais, à cause du titre sans doute, que j’allais lire quelque chose à la Michel Leiris, qui aurait à voir avec l’entrée dans la langue du professeur de mathématique et de la pédagogue que l’on connaît. Or, sur cela, très peu.
Nous avons donc droit aux mémoires d’une jeune fille très rangée, comme ses parents. Pourtant, tout est serein, onctueux, la vie, le style, le ton, la couleur de la phrase, subtile, un tantinet narquoise. La langue française, celle dans laquelle elle existe, se voit sertie d’anglais, de persan, d’arabe. Tout s’ajuste à merveille pour notre Martine en fleurs. Même quand elle découvre le sexuel, rien ne dépasse, tout juste un léger déni d’angoisse, bien comme il faut, accompagné d’un dégoût de bon aloi pour tout ce qui chute du corps – transpiration, merde, etc.
Bref, l’enfance d’amour (son frère est là aussi) dans une famille plus-que-parfaite où on souffre de la « maladie de l’honnêteté ». La mère, c’est le règne de l’ordre, de la perfection, le cœur sur la main : « Maman était la femme la plus propre du monde ». Règne de l’impeccable, du tout est à juste place, dans le champ de l’imaginaire, s’entend. Tout est désiré irréprochable, dents, cheveux, seins, ongles éclatants. Rationnelle et rêveuse, elle est imbattable en logique et en grammaire. Elle est si irréprochable qu’elle aurait pu basculer dans la folie, à peine effleurée, apparaissant ça et là en creux. Le père, pour sa part, rend possible toutes les questions, particulièrement les « vraies ». Entre Stella et lui, des flots de voix, le chant, le violon, les chiffres, Jean-Jacques Rousseau. Alors que vers 10 ans, l’arithmétique la laisse froide, à 13 ans et demi, elle découvre, grâce à sœur T., une Bulgare plébéienne, que les mathématiques l’intéressent autant que la langue.
Tout en appréciant le récit de Stella Baruk, je me suis demandé pourquoi elle avait cru bon de combiner la chronologie de son récit à la structure mathématique d’une manière aussi formelle et parfois aussi sèche. Mais ce qui importe au fond, c’est cette prise de position : « Ne pas être ce qu’on est, c’est impossible ».