J’ouvre le livre à un moment où je me questionne sur ce qui m’anime, où je cherche à activer quelque chose en moi. Fin avril. Il neige. Il pleut en même temps et ces poèmes m’agitent. Un rideau s’écarte.
Ce qui m’appelle, ce qui me frappe d’emblée dans le projet de Bielinski, c’est la résonance, le mouvement qu’elle insuffle aux poèmes. Ses mots sont protéiformes, tracent un cercle parfait, puis deviennent un ruban de Moëbius qui étourdit et porte en lui sa propre disparition. Je pense à ce poème, p. 18 à 21, qui s’étire, se retourne sur lui-même, avant de disparaître : « le commencement est la mort / la mort est la naissance / la naissance est la fin », et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’encre devienne de plus en plus pâle et que les mots s’effacent, laissant une page entièrement blanche.
« [Q]ue reste-t-il encore à défaire » : Bielinski pose la question et offre ensuite deux pages constellées de noms de ruines. Pompéi, Suse, Angkor, Volubilis. C’est beau dans sa disposition, ça évoque la chute, la perte, la fragilité, mais aussi une forme d’éternité. Quelques pages plus loin, tout éclate. Les textes s’éparpillent comme des confettis, gravitent sur les feuilles. Il y a quelque chose de ludique dans la proposition formelle qui m’oblige à rester aux aguets. Chaque page est une surprise, sollicite et questionne mon esprit. C’est un appel à la vie : « viens dehors / nous serons nus devant l’éclipse / comme des bambins de providence / il n’y aura plus de saints patrons / nous aurons bu notre machinerie pesante / marchons marchons »
La poète, « en quête toujours / de ce qui se dérobe », convoque des poètes congolais, écossais, danois ; elle tresse sa propre voix à des extraits de chants bulgares, adapte PJ Harvey, rend hommage à Claude Gauvreau, dans « Dreamtime », un poème-bloc imposant qui invite à la résistance. Le livre est truffé de références, d’extraits de poèmes, d’interprétations de mythes et de chansons. Si je le lis d’abord d’un trait, je réalise que plusieurs couches de sens, plusieurs symboles et présences m’échappent. Je reprends, ordi et yeux grands ouverts. C’est sur les mots d’Albert Camus, qui décrivent bien l’édifice qu’est ce projet, que Mykalle Bielinski termine Gloria, première partie du livre : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : aimer sans mesure ».
Dans Mythe, la seconde suite du livre, c’est le rythme d’une respiration qui traverse les pages. L’ambiance est plus spirituelle, plus profonde encore dans sa quête. Les voix se multiplient, comme si plusieurs femmes parlaient en même temps. Le corps est ici plus présent, tourné lui aussi vers l’intérieur, à la recherche de l’origine : « je te mets au défi / trouve la paix », comme si c’était impossible, que le chaos était sur le point d’advenir, qu’il fallait inévitablement le rejoindre. On pourrait reprocher, à travers la richesse de plusieurs poèmes, certaines évidences qui se glissent et agacent légèrement : « toute vie est souffrance / et nous sommes la seule espèce à en avoir conscience / toute vie est souffrance / nous prions ».
En parlant des mots qui constituent son projet, Mykalle Bielinski dit qu’ils ont eu plusieurs vies. Je ne peux m’empêcher de me demander, malgré tous les dispositifs mis en place, si le livre est le meilleur lieu pour eux. Je les sens faits pour être performés. Ils sont sonores, vigoureux et les pages les enferment peut-être plus qu’elles ne les libèrent. Cela dit, Mythe, précédé de Gloria est une œuvre qu’on se doit d’aborder l’esprit vif, en éveil. Et je garde en tête une voix de poète frondeuse, celle d’une artiste qui cherche, qui creuse la surface et brave : « je ne crains plus la mystère / qui avance avec moi ».