Que la violence dans le monde atteigne aujourd’hui des sommets, que celle des hommes à l’égard des femmes se perpétue, que les religions alimentent souvent l’une et l’autre, que le champ d’exercice de la violence s’étende aux marginaux jugés pécheurs et scandaleux, mais aussi aux enfants, tous les esprits droits conscientisés en conviennent. Trop peu cependant parmi eux protestent activement contre les dérives monstrueuses que véhicule la prétention d’avoir la vérité et le droit de l’imposer à tous manu militari.
Voilà sans doute pourquoi un personnage exceptionnel de la trempe d’Irshad Manji apparaît comme un exemple à suivre aux personnes soucieuses de mener une vie conforme à leurs convictions. Pour qui ne la connaîtrait pas déjà, ou de réputation, signalons qu’Irshad Manji a tout d’une marginale. Elle est née en Ouganda de parents musulmans d’origine asiatique (Asie du Sud-Est), dont la première génération avait été établie par les Britanniques en Afrique de l’Est pour travailler aux voies de communication. La famille, devenue bien nantie et prospère, devra quitter le pays d’adoption, rejetée par le gouvernement d’Idi Amin Dada, le libérateur qui entendait le réserver aux Noirs. Irshad a quatre ans quand elle arrive au Canada. Elle fréquentera l’école à Richmond près de Vancouver après avoir été admise en garderie chrétienne chez les Baptistes des environs.
L’on soupçonne delà que la fillette musulmane, élevée dans le plus strict respect de sa religion, verra plein d’exemples différents autour d’elle dès la petite enfance. Comme elle est vive intellectuellement et s’intéresse à tout, elle obtiendra à huit ans le Prix du chrétien le plus prometteur de l’année !… ce qui amènera son père à la retirer de l’école publique pour la confier à l’école coranique, la madressa. Mais… l’environnement est multi-racial et multi-confessionnel, comme elle le souligne. Douée d’un esprit ouvert et d’un rare potentiel intellectuel, elle engrange et soupèse ces diverses façons de voir et de se comporter, ces pensées multiples, et soudain se révèle à elle, malgré elle, que le plus rébarbatif des sentiers qu’elle explore semble être celui de sa propre religion (qu’elle songera un moment à déserter, mais par nature elle préfère affronter les problèmes que les nier).
Soulignons ici qu’à lire Irshad Manji et à l’écouter, ce qui frappe chez elle, c’est l’honnêteté de sa démarche et le courage d’intégrer à son propre comportement les enseignements qui en découlent. Déjà à l’adolescence, ses souvenirs d’Afrique lui rappelant les comportements très durs de ses coreligionnaires à l’égard des Noirs, elle se refusa à visiter des amis de sa mère à qui elle n’aurait pu signaler les traitements qu’ils réservaient à leurs serviteurs noirs !
Consciente très jeune des excès de l’intégrisme musulman, mais consciente également de la crédulité de la plupart des croyants à qui l’on dénie toute compétence dans le domaine religieux, Irshad Manji met en cause la transmission traditionnelle des croyances dans le monde musulman, l’interprétation personnelle du Coran étant interdite au simple mortel qui doit s’en remettre aux seules autorités religieuses.
Ces constats, elle les fait graduellement, mais l’expérience de la liberté d’expression, elle la fera d’abord au lycée et en sera comblée. Car la formation reçue à la madressa est « autocratique », soulignera-t-elle. Sensible à la séparation entre garçons et filles, comme à la mosquée, elle s’interroge et interroge. C’est la volonté d’Allah, lui répond-on, volonté exprimée dans le Coran, le livre sacré… que la majeure partie des musulmans ne lisent pas faute de connaître la langue arabe (seulement 13 % des musulmans sont arabes). Irshad Manji n’a pas non plus une connaissance suffisante de l’arabe pour en saisir toutes les subtilités. La voilà donc partie à la recherche d’une édition du Coran… en anglais. Elle ne se fiera à aucune autre interprétation que celle qu’elle pourra asseoir sur sa propre compréhension, débattue avec d’autres à l’occasion, mais jamais niée. Son indépendance d’esprit se manifeste même un moment dans le fait de cultiver « une relation personnelle avec Dieu », écrit-elle. Elle restera musulmane si l’Islam le mérite. « C’était donc à l’Islam de me retenir.»
Les interrogations de ces années d’apprentissage sont multiples : l’antisémitisme des musulmans par exemple, alors que « l’Islam est un don des Juifs », « que les musulmans vénèrent le même Dieu que les Juifs et les Chrétiens ». « Se déprogrammer est une chose merveilleuse », note-t-elle. L’absence de position claire des penseurs occidentaux sur l’islamisme lui fait douter de la liberté de pensée qu’elle leur prêtait, ce que viendra corriger les nombreuses prises de position dont elle prendra connaissance sur internet : « […] l’endroit où les intellectuels prêts à prendre des risques ont pu enfin respirer », dira-t-elle.
Sa vie d’adulte, Irshad Manji ne l’a pas facile. Ouvertement lesbienne – son honnêteté toujours -, féministe il va sans dire quand on se porte à la défense des musulmanes partout dans le monde, elle ne craint pas d’affirmer haut et fort ses choix : à la télévision, elle anime une émission consacrée à la culture gaie et lesbienne, ce qui lui a valu, comme son insistance sur le droit de penser par eux-mêmes des musulmans, des menaces de mort. Si elle a consenti un temps à une protection dans ses allées et venues, elle y a renoncé, car, dira-t-elle, les femmes qu’elle appelle à la résistance, elles, ne bénéficieront d’aucune protection. Honnêteté et courage encore !
Irshad Manji, une personnalité flamboyante, généreuse ! Musulmane mais libre, un livre, non pas incendiaire mais animé du feu d’une conviction passionnée. Cet essai très personnel a la force d’un torrent de montagne et l’on se laisse emporter, oubliant le sens critique. Disons que certaines prises de position politiques auraient mérité un traitement plus nuancé. Parfois aussi le texte français manque de précision, quelques anglicismes s’y glissent. Mais on serait presque embarrassé de s’attarder à ces quelques points faibles, tant le propos emporte l’adhésion sur l’essentiel. Ce qui convainc chez Irshad Manji, c’est sa volonté de demeurer sans parti pris, son refus de gommer les objections, son choix d’y faire face et de tenter d’y répondre. Mais que de défis !