Ma vision de l’œuvre, fidèle et tenace, de Nicole Brossard : le frémissement du plus intime dans le monde. Musée de l’os et de l’eau donne encore la mesure du pouls universel tel qu’il sourd de la charpente humaine pour scander les jours et les nuits de la vie.
Accompagné par les émouvantes gravures de Catherine Farish, chaque vers de cette marche — parfois course, parfois repos — à travers l’histoire d’une femme examine soit les corps, soit les têtes des os jonchant les fibres de la langue, s’arrête aux cartilages articulaires, tâte les périostes, traverse délicatement les foramens pour rejoindre la moelle et les artères nourricières gorgées de beau sang frais. Ce voyage entrepris, l’ensemble devient plus accessible, proche. C’est que le squelette, n’étant pas simple collection de particules, musée de poussières, mais bien mouvement ondulatoire où l’on déambule à travers les installations du mouvement perpétuel, matières holographiques, s’offre alors comme crue.
Les propriétés physiques des os sont bien connues : rigidité, solidité, légèreté, flexibilité et élasticité. Le sont moins leurs qualités d’âme : mots, battements, rythme, désir, temps, don de la mobilité issue du corps, impermanence absolue : « à cause du corps le sens de la vie / change constamment vertige ». En appréciant le vent de la chair, je sens donc clairement comment chaque partie de l’être, visible ou invisible, associée à un os, peut maintenant s’énoncer dans la prononciation graphique d’une sagesse fougueuse inscrite dans la mémoire génétique et transformationnelle : doigts, cuisses, tête, lèvres, poignets, dos, joues ou voix s’épousent dans la fluidité. Les objets du monde, les paysages, les lieux, Dublin ou Key West, la rue Ontario ou Lee Miller, Madrid ou Virginia Woolf, Dresde ou Jorge Luis Borges, Palerme ou San Cristobal de Las Casas. De tous ces éblouissements, Nicole témoigne, présente aux résonances du corps puisque « tout va si soudainement du sexe au cortex ». Dans la parcimonie du verbe, le déploiement du silence, l’espace de chaque phrase convoque un message de sagesse. À preuve, ce très grand poème : « Soleil et somme folle de silence / afin d’épier les grands deuils / les cicatrices leurs lueurs fixes plantées / dans le temps comme des insectes / obstinément tournées vers la mer ». Nous sommes au cœur de l’humanité, là où la souffrance initie la vision de la joie, la puissance de la relation. De massive qu’elle était au début du recueil, la force des os devient plus douce, tonifiante, aquatique.
Si le corps a pu un moment s’accélérer pour devenir pur Web, il n’a cependant jamais abandonné la nécessité d’exister par ses sens. Ce n’est donc pas l’abstraction de la forme qui guide Nicole Brossard, même si elle a un moment, à l’époque du Centre blanc , pu pencher de ce côté. Toujours, chez elle ainsi que chez tout poète, l’émotion culmine, exposant la peau nue, concrète, qu’on peut toucher. Reprenant la leçon du mouvement (« à chaque mot je cède / à la très grande eau du vertige »), Au présent des veines expose le calme, la vitesse, l’éclair et l’énergie orgastique avec une modestie d’expression digne de la plus haute humilité. Ce livre de prières, de précarités, permet de dépasser la perception de notre corps, notre véhicule jusqu’à la mort. Pour cela, il faut sans doute commencer par orienter notre écoute vers la nourriture originelle (« les sons […] mamelons »), manière de prendre acte de l’importance d’« avoir lieu toute une vie / dans sa langue maternelle ».
Peu importe à quelle section on s’arrête, nous traversons un monde de sensations agiles, ardentes, violentes de bonté. Par moments, c’est la sensualité qui s’imprime (« Quotidien neige et sud ») alors qu’à d’autres, c’est la douleur (« La subjectivité des lionnes »). Mais toujours, en quelque terre des « mots amovibles » que la poète aborde, le pouls ancestral vibre en nous, appel de lenteur. Lire Nicole Brossard devient alors comme regarder les effluves d’encens se perdre dans l’écume de mer pour retrouver la matrice de l’univers.