Il n’est sans doute pas fortuit, et rien ne l’est dans cette œuvre aussi foisonnante qu’étonnante qui se prête à une lecture plurielle, qu’après avoir revisité le mythe de Merlin, dont la figure tutélaire incarne à elle seule la justice, l’harmonie et une foi inébranlable en un monde meilleur, Michel Rio nous en livre l’envers dans le dernier roman qu’il vient de faire paraître, Morgane, la fin de ce siècle se prêtant davantage à une vision hypothéquée de l’avenir qu’à une représentation idéalisée du rêve de l’homme. Car la fée bienveillante ne croit ni à dieu ni à diable, mais uniquement en son propre pouvoir, et en cela elle se sait redevable à Merlin et à ses enseignements.
Morgane, c’est à la fois la désolation et le refus obstiné de croire en la venue d’un monde meilleur, dont Arthur et la Table ronde représentent les symboles les plus signifiants, et cette envie folle de détruire l’espace même dans lequel le rêve pourrait à nouveau se déployer. À quoi bon rêver d’un tel monde dès lors que nul ne peut échapper aux lois qui régissent la finalité même de toute existence. « Que m’importe, à moi, que l’homme dure ?, dit-elle avec colère. Ce qui compte est moi, et non l’homme. Je le déteste. C’est un esclave qui se résigne à son sort, acceptant pour se rassurer toutes les sottises sur l’éternité que lui servent les illuminés et les charlatans. »
À l’opposé d’Arthur, Morgane refuse toute forme de compromission. Ainsi faut-il comprendre les paroles qu’il prononce à son propos : « Morgane est le chaos, dit Arthur à Merlin. Un chaos où s’anéantit toute finalité, où le bâtisseur méticuleux et acharné qui a reçu en héritage ce souci impérieux du but se perd avec délices. […] Elle est le présent absolu qui ronge le fragile devenir. » Alors que Merlin s’acharne sans relâche à « construire avec son esprit et ses mains un rempart contre le froid et la nuit, un édifice dans le vide », à rêver de la permanence de l’âme, de l’immortalité, Morgane incarne le refus de croire à un tel rêve. Plus, son intelligence ne peut le supporter. Et c’est sans doute dans le creuset même de la conscience, où l’enchanteur et la fée ne font plus qu’un, que ce roman prend toute sa signification.