Montgomery, Alabama. La femme de 42 ans qui entrait chez elle après une journée de travail était fatiguée. Elle éprouvait cette fatigue durable de l’âme et de l’esprit, celle de subir les brimades et les exactions continuelles, petites et grandes.
Plus accablée qu’à l’habitude, ce 1erdécembre 1955, cette femme qui se tenait debout devant l’oppresseur depuis toujours est demeurée assise et a refusé de céder à un Blanc sa place dans le bus. Par ce geste non prémédité qu’elle assumera cependant jusqu’au bout, la militante africaine-américaine Rosa Parks devient la mère des droits civiques aux États-Unis.
En ce temps-là, la majorité noire courbait l’échine et se taisait devant l’ignoble injustice qui régnait partout dans le Sud ségrégationniste. Cela allait changer. Quatre-vingt-dix ans après l’abolition de l’esclavage, le refus de Rosa Parks marqua un autre tournant historique. S’enclenchait à sa suite une campagne politique de boycott des transports publics de Montgomery, dont 70 % des usagers étaient noirs. La chronique de cet acte de résistance et de sa formidable organisation des déplacements de quelque 50 000 personnes captive, et la réponse féroce des Blancs consterne. Plusieurs contestataires perdirent leur emploi. Les bus restèrent confinés au garage. Les adhésions aux sociétés suprémacistes blanches du Ku Klux Klan et du White Citizens connurent une forte progression. Des bombes explosèrent, dont une dans la maison de Martin Luther King Jr. Un an plus tard, le 21 décembre 1956, c’est jour de victoire. La Cour suprême des États-Unis déclare anticonstitutionnelles les lois de l’État d’Alabama sur la ségrégation dans les transports.
Arrière-petite-fille d’esclave, Rosa travaille aux champs avant même d’avoir atteint l’âge de raison. Elle se souvient que son grand-père, armé d’un fusil, faisait le guet sur le seuil de la maison, elleassise à sespieds. Au terme de la guerre de Sécession entre l’Union et les États confédérés et après l’abolition de l’esclavage, la ségrégation et son cortège d’interdits frappaient la majorité des personnes noires du Sud. Le Klan, très actif, punissait des pires châtiments la moindre transgression des Noirs, et ne tolérait pas davantage celle des quelques Blancs qui luttaient à leurs côtés.
Le parcours de l’activiste Parks est accidenté, mais son récit est d’une simplicité désarmante, à l’image de la femme humble et si tenace qu’elle a été. Il ne faut pas croire qu’elle était naïve pour autant. Non seulement son récit relate-t-il une quête épique de liberté, mais il témoigne aussi du quotidien et des mille tracasseries qui cachaient les plus graves dangers. Aux côtés de Martin Luther King Jr, son bras droit le pasteur Ralph David Abernathy, Coretta King, l’avocat Edgar Nixon, Rosa Parks a pavé par sa force discrète la voie au mouvement d’une exemplarité qui ne devrait cesser d’inspirer nos luttes d’aujourd’hui pour la justice sociale. Sur le bout des lèvres, elle confesse : « Certaines personnes m’ont dit, et j’ai la faiblesse de les croire, que j’avais eu une grande influence sur leur vie ».
Rosa Parks a été de toutes les batailles décisives et son histoire épouse celle, moderne et pacifique, des humains ségrégués en raison de leur faciès et de la couleur de leur peau. Sur ses confidences se superposent les images de la marche historique de Selma-Montgomery en 1965, que la cinéaste noire Ava DuVernay a immortalisée dans Selma(2014), scandée par les mots de John Legend, lauréat de l’Oscar et du Golden Globe de la meilleure chanson originale, « Glory », en 2015. Quarante ans après son geste légendaire, Parks reconnaît les avancées de la cause et du combat au cœur de sa vie, et elle s’en réjouit. Mais elle s’inquiète à raison de la résurgence de violences extrêmes. Décédée en 2005 chez elle à Détroit, à l’âge vénérable de 92 ans, que penserait-elle aujourd’hui des explosions de violences racistes, policières notamment, qui mettent au défi la nation américaine ? Dans les années 1980, l’écrivain James Baldwin notait avec dépit : « La vérité est que ce pays [les États-Unis] ne sait pas quoi faire de sa population noire et rêve à une sorte de solution finale ». Né sous le règne d’Obama en 2013, le mouvement Black Lives Matter,lancépar trois Africaines-Américaines, Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi, nous rappelle que la marche des Noirs n’est pas encore arrivée à sa destination.