Qu’est-ce que ce récit adressé à une mère, une femme ? Une voie par laquelle un homme, d’origine haïtienne, tente de retrouver ses fantômes au milieu de ses fantasmes. Sitôt entré dans le flot du roman familial, le lecteur rencontre, entre deux vagues de souvenirs, une voix réflexive établissant tant bien que mal l’enjeu : « Récit de l’impossible accommodation à l’ordre rationnel, à l’ordre temporel, à l’ordre rythmique ». La question devient alors : comment, si je suis privé d’harmonie, lorsque je n’arrive pas à me situer dans le monde, raconter ? Ou mieux : qu’y a-t-il à raconter, qui fuit, inévitablement ? Entre les images — certaines terriblement paralysantes —, des rayures excessives. Sous un texte en apparence tranquille s’entrouvrent des abîmes de blessures que le narrateur, se qualifiant de paléontologue, parvient à nommer, l’une après l’autre, au risque des éclats.
On aura compris la fonction cathartique de Mille eaux, ce mot liquide rappelant à l’auteur l’O parfait de son nom. Celui qui écrit son enfance à Port-au-Prince présente un riche mélange des traits de personnalité orale et schizoïde, ce qui s’explique lorsqu’il touche à son scénario d’origine, l’adulte fragmenté et l’enfant à califourchon sur la raie de l’imaginaire se croisant autour d’un abandon encore à intégrer. Le père, Oswald, apparaît d’abord de dos, vu comme de l’intérieur d’une conscience tremblante, puis dans sa bibliothèque avant de mourir, à l’orée de la quarantaine, d’une maladie de reins. Avocat semble-t-il brillant, rhétoriqueur et visionnaire, c’est lui qui déclenche chez le benjamin de ses onze enfants la pulsion d’écriture en lui faisant prendre contact « avec la langue comme appât ». La mère, Madeleine Souffrant (ce fut bel et bien son nom), profondément déséquilibrée mais apte à vivre toutes les nuances émotives, demeure incapable de faire le travail du deuil et d’accepter que son petit dernier, qui l’aime malgré tout, aime son défunt mari puisque cette affection par-delà la vie brise son rêve incestueux de fusion. Entre ces parents, moult femmes mais surtout Grand’Nancy, la grand-mère qui introduit la force de l’espérance et l’objet-livre dans l’univers de solitude du petit.
Aussi lourds que soient ses passés, on croit un moment le fils incapable de voir les souvenirs autrement que comme des ancres l’attachant à la mort. Ne pourrait-il pas dynamiser leur actif, les faire fructifier dans la mémoire ? Or, c’est justement ce qui s’accomplit par la sublimation de la géhenne. La langue et l’Histoire, la ville et la mer, rythmées de corps et d’agitations de toutes sortes, deviennent chemins de l’être et du monde auquel il se joint dans le ramage de la vie pulpeuse, grosse de sensations. Le petit et le grand Ollivier émeuvent parce qu’ils savent la « beauté du vent », tourbillon de forces de l’enfance, grande voile d’humanité.